Ces jours-ci une polémique autour de la restauration de la maison de Pierre Loti tourne sur les réseaux sociaux, reprise par les médias.
— Վարուժան (@JanVaroujan) 11 juin 2018
Extrait du livre Archag Tchobanian et le mouvement arménophile en France d’Edmond Khayadjian, éditions Sigest, 2000. Actuellement épuisé, ce livre sera réédité en 2019. En savoir plus sur ce livre.
Le texte publié ci-dessous est en relecture par notre correcteur. Mais vu l’urgence du sujet nous le publions tel quel.
Deuxième Partie – Chapitre XII
RÉPONSES DES ARMENOPHILES
AUX INJURES ET CALOMNIES
DE PIERRE LOTI ET PIERRE BENOIT
Le 1er novembre 1918, alors que la Turquie vaincue vient de signer l’armistice de Moudros, l’Écho de Paris publie en première page un article de Pierre Loti intitulé Les Turcs, dans lequel, plaidant la cause de ses « pauvres amis turcs », il couvre les Arméniens d’injures et de calomnies. À partir d’anecdotes prises dans ses souvenirs personnels, il essaie de prouver que l’opinion française connaît mal les Turcs et leur pays qui n’ont pour lui, aucun secret : « Mon but, aujourd’hui, est seulement d’affirmer une fois de plus cette vérité, notoire du reste pour tous ceux d’entre nous qui ont pris la peine de se documenter, à savoir que les Turcs n’ont jamais été nos ennemis ».
Même s’il a, de façon constante, une propension à soutenir des paradoxes, Loti est bien conscient qu’il est difficile d’affirmer cela, alors que de nombreux soldats français viennent de mourir, aux Dardanelles, au cours de durs combats contre les Turcs qui étaient bel et bien en guerre contre la France. Il essaie donc d’expliquer et même de justifier l’attitude des Turcs à l’égard de la France au cours de la guerre mondiale. En un temps où l’opinion française est hostile aux Russes, c’est à eux qu’il impute l’alliance germano-turque : « Les ennemis des Russes, oh ! cela incontestablement oui, ils le sont, et comment donc ne le seraient-ils pas, sous la continuelle et implacable menace de ces derniers, qui ne prenaient même plus la peine de cacher leur intention obstinée de les détruire. Ce n’est pas à nous qu’ils ont déclaré la guerre mais aux Russes, et qui donc à leur place n’en eût pas fait autant ? (…). C’est en désespoir de cause, pour échapper à l’écrasement par la Russie, qu’ils se sont jetés dans les bras de l’Allemagne détestée, – je dis détestée, car je me porte garant qu’à part une infime minorité, au fond ils l’exècrent. Comment donc leur en vouloir sans merci d’une fatale erreur qui avait tant de circonstances atténuantes et pour laquelle ils sont tout prêts à faire amende honorable ? ».
Dans son plaidoyer d’avocat conciliant qui cherche à minimiser les erreurs de l’accusé et à gagner l’indulgence des juges, P. Loti va jusqu’à nier les massacres commis par les Turcs : « Allez donc essayer d’ouvrir les yeux à certains bourgeois de chez nous qui, de père en fils, se sont hypnotisés — crétinisés, oserai-je dire — sur la prétendue férocité de mes pauvres amis les Turcs ! (…). C’étaient les Turcs, toujours les Turcs sur qui l’on persistait à crier haro, et, comme paroles d’Évangile, on acceptait chez nous de périodiques petits communiqués du paladin Ferdinand, qui répétaient ce refrain : « Les Turcs massacrent, les Turcs continuent d’assassiner et de commettre les pires horreurs, etc., etc. ».
Puis il se répand en propos injurieux pour les Arméniens, affirmant des contre-vérités au sujet de leur attitude dans la défense de Bakou : « Quant aux Arméniens au sujet desquels j’ai été pas mal injurié aussi, ils viennent de pleinement justifier l’une des accusations que j’avais portées contre eux : à Bakou, le 14 septembre, plusieurs milliers des leurs, que les Anglais avaient équipés pour qu’ils puissent les aider à défendre la ville contre l’ennemi commun, ont lâché pied à la première attaque : ramenés quand même au combat, ils ont une seconde fois éperdument pris la fuite au moment le plus grave… “Allah créa de la même essence le lièvre et l’Arménien” (vieux proverbe turc). ».
Loti et son ami Farrère avaient, nous l’avons vu, déjà tenu un pareil langage. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’aveuglé par sa turcophilie, Loti demeure l’arménophobe outrancier que chacun connaît. Ce qui est surprenant et qui doit inquiéter les Arméniens et les arménophiles, c’est l’attitude de la censure : comment se fait-il qu’elle autorise la publication d’un article aussi provocateur alors qu’en ces temps de guerre elle exerce généralement un contrôle draconien sur la presse ? Comment expliquer une telle complaisance avec les ennemis de la veille et la propagation d’un discours tout à fait opposé au sentiment d’une opinion publique jalouse de maintenir l’Union Sacrée, et surtout à la politique du gouvernement qui affirme sa solidarité avec les Alliés arméniens et sa volonté de les affranchir du joug ottoman ? Il faut encore s’étonner que Loti puisse ainsi plaider la cause des Turcs et vilipender les Arméniens dans le journal de Maurice Barrès qui fut l’ami de Tigrane Yergat, et passe pour un arménophile. Il a raconté, dans un article dithyrambique sa visite chez Les Mekhitaristes de Venise : « Je me rappelle qu’au quitter de San Lazzaro je m’étais attardé dans une longue promenade en barque loin de Venise, pour mieux rêver à la belle obstination de ces Arméniens, constructeurs d’une Arménie idéale »[1].
En 1914, alors qu’il menait Une Enquête aux pays du Levant, les missionnaires français d’Adana lui ont raconté les récents massacres d’avril-mai 1909 auxquels ils avaient eux-mêmes assisté : Barrès a rapporté leur témoignage et ses propres impressions dans une relation qu’il a déjà écrite, et qu’il publiera en 1922 : « A Adana, j’ai pu prendre une vue de ce que furent, durant les massacres, nos religieux et nos religieuses, et y reconnaître les traits éternels de la France.
Depuis quelques jours, m’a-t-on raconté, d’affreux symptômes annonçaient le drame. Au premier signal (un riche Arménien poignardé à midi, le 14 avril 1909, et les cris de mort éclatant du haut des mosquées), la supérieure, la mère Mélanie, dit à ses filles le grand mot : “Ouvrez à tous ceux qui voudront se réfugier chez nous…”. Toutes les maisons se précipitamment ; la maison des filles de France arbore le drapeau tricolore, clôt ses volets contre les balles qui sifflent dans la rue, et ouvre ses trois portes. Trois mille Arméniens, parmi lesquels des blessés dont les plaies terrifient les autres réfugiés, s’entassent dans ce pauvre abri. Les Sœurs ne cessent de les faire prier. Et aux heures du plus grand péril, quand les égorgeurs passent sous les fenêtres, à genoux, les bras en croix, toute cette Arménie récite le Salve regina »[2].
Comment le même Barrès tolère-t-il que Loti passe sous silence les massacres d’Arménie ? Certes, la rédaction de l’Écho de Paris prend la précaution d’affirmer que cet article n’engage que son auteur : « M. Loti, l’illustre écrivain, fidèle ami de la Turquie, qui lui a inspiré tant de chefs-d’œuvre, a bien voulu nous adresser un nouveau témoignage de la sympathie qu’il lui porte. Nous publions son article tout en lui laissant la responsabilité des opinions qu’il émet ».
Mais cela ne semble pas convaincre Camille Mauclair qui écrit, dans le post-scriptum d’une lettre du 5 novembre 1918 adressée à Tchobanian : « Barrès. – Ça ne m’étonne qu’à demi ! Stamboul et “les bons Turcs” sont des clichés littéraires pour ces messieurs ! ». Cette lettre nous l’apprend, Tchobanian vient d’adresser une protestation à l’Echo de Paris et il a demandé à C. Mauclair, qui a déjà écrit pour la cause arménienne, d’intervenir dans cette « affaire » : « Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé cet article de l’Echo de Paris. Je l’ignorais. Je suis dans un coin de campagne où il m’est impossible d’avoir régulièrement les journaux de Paris (…). Cet article de Loti est stupide et infâme. Il n’y a pas d’autres mots. Que faire, hélas ! contre ces “puissants” ? J’envoie une protestation à La Voix de l’Arménie (j’y tiens pour ma propre satisfaction de Français) et un article au Phare de la Loire faute de mieux. Je compte revenir là-dessus dans La Dépêche. Malheureusement, je n’y fais que deux articles par mois, le prochain sera le 18, bien trop tard pour reparler du cas Loti, mais je traiterai d’idées générales. Si l’article sur l’affaire de Bakou que j’avais donné au Petit niçois n’a pas passé ce n’est pas par mauvais vouloir, je le sais, mais parce que les communiqués ont tout absorbé durant dix jours. Je vous prie de me dire si l’Écho aura inséré votre lettre de protestation. J’écris à Mme Adam, amie de Loti, mon indignation. Puisse-t-elle le déconseiller, elle qui aime tant l’Arménie et à qui il doit tout !».
On trouve en effet, dans la livraison du 1er décembre 1918 de La Voix de l’Arménie une lettre de Camille Mauclair, Réponse à M. Pierre Loti dans laquelle il s’insurge contre de tels propos et réfute ces allégations mensongères : « Je considère comme étant de mon devoir de Français et d’écrivain de protester avec indignation contre l’article de l’Écho de Paris où M. Pierre Loti n’a pas craint de multiplier les assertions fantastiques de sa turcophilie et d’insulter à l’héroïsme des Arméniens, en prêtant l’autorité de son nom à la version mensongère des événements de Bakou — ceci postérieurement à la réfutation péremptoire de Lord Cecil, qu’il ne pouvait ignorer (…).
À l’heure où la Turquie, ennemie de la France capitule, se servir d’un de ses proverbes pour injurier l’Arménie, amie et alliée de la France, est un procédé plus étrange de la part d’un Français et d’un officier français (…).
M. Pierre Loti peut bien oublier le royaume français des Lusignan, prendre Trébizonde pour un centre essentiel de pure turquerie, vanter les Ottomans comme les plus tolérants des hommes, absoudre Enver Pacha, et même déclarer, s’il lui plaît, que ce sont les Arméniens qui ont martyrisé les Turcs, ce qui ne serait pas plus paradoxal que son interprétation des affaires de Bakou. Cela ne fera que ternir sa gloire d’artiste, donner de son intelligence et de son caractère une idée beaucoup moins haute de ses facultés de sensitif. Cela ne changera rien à qui doit être. Je tenais seulement à me désolidariser devant vos compatriotes d’une manifestation qui m’a paru scandaleuse. J’ajoute que la turcophilie, qui chercherait à renaître sous de tels auspices, me semble être une chose aussi dangereuse que honteuse pour mon pays, matériellement et moralement ».
Dans une livraison précédente (15 novembre 1918) La Voix de l’Arménie avait publié une protestation d’un arménophile américain, Herbert Adams Gibbons, auquel Tchobanian rendra un hommage public dans une conférence qu’il donnera en sa présence, sur L’Œuvre américaine en Arménie, le 30 décembre 1918 : « Lors du massacre d’Adana, perpétré au lendemain même de la proclamation de la constitution ottomane, c’est un intellectuel américain, qui, professeur au collège de Tarse, en Cilicie, ayant assisté au drame, en vit les dessous que les chefs jeunes-turcs voulaient dissimuler (ces misérables s’ingéniaient à faire retomber la responsabilité du désastre, d’une part sur les Arméniens eux-mêmes, d’autre part sur les partisans d’Abdul-Hamid) ; cet Américain vit la vérité, et quittant la Turquie peu après, vint à Paris et dénonça courageusement cette affreuse vérité devant l’opinion française comme devant l’opinion américaine, à un moment où le monde civilisé, leurré par les belles phrases des Jeunes-Turcs, chantait unanimement la louange de ces prétendus libéraux qui étaient les véritables et uniques auteurs de cette orgie criminelle qui ensanglanta la Cilicie. Ce professeur était le Dr Herbert Adams Gibbons, l’écrivain politique bien connu, auquel nous nous faisons un devoir de rendre ce soir un hommage tout particulier de gratitude, car par les nombreux et multiples services qu’il a rendus à notre cause, il est parmi nous l’incarnation du dévouement américain pour l’Arménie (…). Professeur dans un collège où la plupart des élèves étaient Arméniens, il fut d’abord un bon semeur d’idées saines, de principes élevés parmi notre jeunesse ; devant le désastre d’Adana, il fut le témoin perspicace et indigné, l’accusateur intrépide du crime masqué ; il ne se contenta pas du reste d’observer et d’accuser ; il intervint, protesta auprès des autorités turques, il essaya — en vain — d’arrêter le bras des assassins en chef ; il fit tout ce qu’il put pour sauver des Arméniens, pour assister les survivants, et dans cette œuvre d’humanité, il fut vaillamment secondé par Mme Gibbons, qui a contré ces souvenirs tragiques dans le livre délicieux qu’elle a récemment publié : Les Turcs sont passés là »[3].
Tel est l’homme qui joint sa voix à celle de Camille Mauclair pour affronter P. Loti. Ses écrits, traduits en français, ont été largement diffusés auprès de l’opinion française, Tchobanian le rappelle : « Depuis lors, le Dr Gibbons a continué, avec la plus cordiale constance, par des articles, des conférences, à défendre la cause arménienne. Parmi les publications consacrées au crime gigantesque commis par les Turcs en Arménie au cours de cette guerre, la brochure du Dr Gibbons : La page la plus noire de l’histoire moderne, publiée en anglais aux États-Unis et en français à Paris, fut une des plus vigoureuses et des plus émouvantes, produisit une impression profonde en France, en Amérique et en Angleterre, et provoqua de nombreux articles »[4].
La réponse du Docteur Gibbons qui paraît également en français, est une réfutation méthodique des thèses de Loti, fondée sur des témoignages que chacun peut vérifier. C’est ainsi qu’il rétablit la vérité à propos des événements de Bakou et montre la mauvaise foi de Loti : « Le procédé employé par M. Loti pour jeter le discrédit sur les Arméniens est indigne d’un homme d’honneur. Dans l’Écho de Paris, en un article amplifié et exagéré, il reflète le mensonge de la soi-disant lâcheté et trahison des Arméniens de Bakou. C’est un conte qui n’a jamais eu le moindre fondement. Il est impossible que M. Loti l’ait contrôlé avant de s’en servir comme d’un argument justifiant l’attitude des Turcs envers les Arméniens. S’il l’avait contrôlé, s’il avait seulement lu les journaux français de ces dernières semaines, il n’aurait pas manqué de trouver la réfutation à la même place où il avait lu l’accusation. Les déclarations faites par M. Balfour, Lord Robert Cecil et le général Dunsterville, qui commandait les troupes britanniques à Bakou, ont toutes donné un démenti formel à cette histoire. M. Loti, lui, l’emploie comme une preuve de la lâcheté et de l’esprit de trahison qu’il leur attribue et qui justifient par conséquent leur mise à mort par centaines de mille perpétrée par les Turcs »[5].
Cela n’empêche pas ce dernier de redoubler ses assauts contre les Arméniens. Pour répandre plus largement cet article, il le publie dans une brochure qu’il intitule ironiquement Les massacres d’Arménie. Le second article qui figure dans cette brochure est encore plus provocateur que le premier. Son titre, qui est aussi celui de la brochure, devient sous la plume de Loti, qui en est bien conscient et semble même s’en targuer, une antiphrase provocatrice : « Arborer un tel titre équivaut pour moi à déployer un petit étendard de guerre, – guerre contre les idées fausses les plus enracinées, contre les préjugés les plus indestructibles. Je sais d’avance que je vais, une fois encore, récolter beaucoup d’injures, mais je suis quelqu’un que rien n’atteint plus : à l’heure qui vient de sonner dans ma vie, je ne désire plus rien et par suite ne redoute plus rien ; il n’est rien qui puisse m’obliger à taire ce que ma conscience m’impose de dire ou de redire, de toutes mes forces. Il y a des années cependant que j’hésitais à aborder de front ce sujet sinistre, retenu par une compassion profonde malgré tout pour cette malheureuse Arménie dont le châtiment a peut-être trop dépassé les fautes… Ces massacres, des esprits malveillants se figurent, paraît-il, que j’ai la naïve impudence d’essayer de les nier, d’autres me méconnaissent jusqu’à croire que je les approuve ! Oh ! si l’on retrouvait quelque jour mes lettres de 1913 à l’ancien prince héritier de Turquie, ce Youzouf-Izzedin, assassiné depuis par les Boches, ce prince ami de la France qui avait autorisé mon franc-parler avec lui, on verrait bien ce que je pense de ces tueries ! »[6].
En l’absence de ces lettres que j’ai vainement cherchées, il suffit de lire la suite de l’article pour constater que, s’il ne va pas jusqu’à l’approuver, Loti ne désapprouve ni ne réprouve l’extermination des Arméniens par les Jeunes-Turcs ; au contraire il cherche à la minimiser par l’emploi d’euphémismes révélateurs (massacres, tueries). Comme le faisaient les Anciens avec ces boucs destinés à mourir dans le désert, Loti charge les Arméniens de tous les maux de la création : « Si j’ai pu prétendre et soutenir que tous les Français qui ont habité la Turquie, même nos religieux et nos religieuses, donnent aux Turcs leur estime et leur affection, par contre je crois bien que l’on trouverait à peine un d’entre nous sur cent qui garde bon souvenir de ces malheureux Arméniens. Tous ceux qui ont noué avec eux des relations quelconques, mondaines ou d’affaires, – d’affaires surtout —, s’en détournent bientôt avec antipathie. En ce qui me concerne, je suis mal tombé peut-être, mais je puis attester qu’à de rares exceptions près, je n’ai rencontré chez eux que lâcheté morale, lâchage, vilains procédés et fourberie. Et comme je comprends que leur duplicité et leur astuce répugnent aux vrais Turcs, qui sont en affaires la droiture même ! Leurs pires ennemis sont les premiers à le reconnaître.
J’oserai presque dire que les Arméniens sont en Turquie comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or, par n’importe quel moyen, par l’usure surtout, comme naguère les Juifs en Russie. Jusque dans les villages les plus perdus, jusqu’au fond des compagnes, on trouve, prêtant à la petite semaine, et bientôt il faut, pour les rembourser, vendre les bœufs et la charrue, et puis la terre, et puis la maison familiale. Tout cela, il va sans dire, augmente l’exaspération qu’ils causent déjà par ce rôle qu’on leur attribue, non sans raison, d’être de continuels délateurs qui excitent contre l’Islam tous les chrétiens, catholiques ou orthodoxes, et qui ameutent tout l’Occident contre la patrie turque »[7].
Alors que les routes de l’Empire ottoman qui conduisent aux déserts de Mésopotamie viennent d’être jonchées des cadavres de plus d’un million d’Arméniens, Loti ne craint pas de reproduire et de revendiquer une deuxième fois un plaidoyer qu’il a publié lors des guerres balkaniques, où il défendait les massacreurs en réclamant pour eux des circonstances atténuantes : « Certes un massacre n’est jamais excusable ; et je ne prétends pas absoudre mes amis Turcs, je ne veux qu’atténuer leur faute, comme c’est justice. En temps normal, débonnaires, tolérants à l’excès, doux comme des enfants rêveurs, je sais qu’ils ont des sursauts d’extrême violence, et que parfois des nuages rouges leur passent devant les yeux, mais seulement quand une vieille haine héréditaire, toujours justifiée du reste, se ranime au fond de leur cœur, ou quand la voix du Khalife les appelle à quelque suprême défense de l’Islam… »[8].
En 1920, Loti publiera ces articles une troisième fois dans La mort de notre chère France en Orient. L’examen des variantes entre les versions successives, montre que si Loti se plaît à pratiquer l’escalade dans l’injure, – ajoutant par exemple à son texte initial un post-scriptum où il déclare, entre autres, « le record de l’immonde appartient sans contredit aux Arméniens et surtout aux Arméniennes. Je connaissais de longue date la fourberie des gens de cette race et leur âpreté au gain ; j’ai pu constater maintenant cette grossièreté foncière, en même temps que ce côté haineux et rageur de leur nature que j’avais entendue signaler tant de fois par les Turcs »[9] — il supprime aussi quelques calomnies qui figuraient dans la première version. C’est ainsi qu’on ne retrouve plus dans cet ouvrage le passage concernant les Arméniens de Bakou sans que Loti explique, comme il le fait habituellement, pourquoi il a pratiqué cette coupure. Si les arguments du Docteur Gibbons, de C. Mauclair et les autres arménophiles qui lui avaient répondu ne pouvaient le guérir d’une arménophobie exacerbée, ils sont désormais connus d’un public nombreux.
En effet, à l’occasion de cette polémique, la Commission de Propagande Arménienne vient de diffuser largement une série de publications où figurent tous ces textes. C’est tout d’abord une brochure intitulée : Pour l’Arménie libre. Pages écrites au cours de la Grande Guerre et dans laquelle Camille Mauclair revient à la charge en expliquant pourquoi il a adressé cette lettre ouverte à P. Loti, qu’il reproduit ici avec ses autres écrits arménophiles : « Ce n’est pas pour le vain plaisir de la polémique que j’ai dû désavouer durement un écrivain français illustre qui s’acharnait à calomnier l’Arménie sanglante, sans qu’on pût l’accuser de vénalité, mais seulement d’une turcophilie de voyageur-artiste l’entraînant jusqu’à fausser les faits, à ternir son caractère et sa gloire. Cet écrivain passait, aux yeux du grand public, pour un connaisseur expert en questions orientales : il faisait, à tort ou à raison, autorité en faveur de nos ennemis, qu’il embellissait, contre nos amis, qu’il discréditait. Il était donc nécessaire de le combattre. Je ne m’y suis pas résolu sans chagrin. Mais il y allait de la vérité vet du sort d’un peuple, et aussi de l’honneur des autres écrivains français qui, vieux amis de l’Arménie pourtant, laissaient dire celui-là. Je n’ai pas voulu que les Arméniens proscrits et pauvres dont les frères mouraient magnifiquement pour la cause commune pussent pleurer de honte et de douleur en pensant que de tels sacrifices étaient reniés dans mon pays, et qu’un homme, si haut placé fût-il parler en ricanant, de lâcheté devant des faits comme la campagne d’Andranik et la défense de Bakou, qui compteront parmi les choses les plus admirables de cette époque »[10].
Tchobanian est le premier des intellectuels arméniens et des arménophiles français à qui C. Mauclair dédie cet ouvrage : « J’offre respectueusement, fervemment, ces pages d’un écrivain français indépendant à mes amis le poète Archag Tchobanian, le peintre Wartan Mahokian, le docteur Pierre Mahokian » (p. 5).
Plusieurs lettres de Mauclair montrent que l’initiative de cette publication revient à Tchobanian : Au moment où il essaie de réunir ses articles il lui écrit : « Hélas ! je n’ai rien gardé (j’écris tant !) et tout ce que j’ai écrit sur l’Arménie est resté dans ma maison de Grasse ! J’écris à Mahokian de vous envoyer ce qu’il a dû, lui, conserver, et écrivez à Macler qui a dû garder dans La Voix de l’Arménie ma lettre à Loti. Il y a un article dans Le Soleil du Midi, qui m’a valu beaucoup de lettres, un dans La Dépêche, divers autres dans le Petit Niçois et Le Phare de la Loire… Est-ce utile de réunir tout cela ? Si vous en jugez ainsi, je suis tout prêt à écrire une préface pour coordonner ces articles, et elle sera faite dans les 24 heures »[11].
Ami de Tchobanian, C. Mauclair est l’un de ces arménophiles dont les rangs n’ont cessé de croître autour de Pierre Quillard. Dans l’allocution qu’il prononcera, le 14 mai 1938 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, pour le jubilé de Tchobanian, – et dont le texte, écrit de sa main, est conservé dans les archives de Tchobanian —, il déclarera « avoir été depuis quarante ans un défenseur obstiné de cette cause arménienne à laquelle [l’] avaient initié Anatole France et Pierre Quillard ».
Le 30 décembre 1918, dans sa conférence sur L’Œuvre américaine en Arménie, Tchobanian remercie publiquement ces arménophiles qui, avec C. Mauclair, viennent de réagir à la campagne de Loti en prenant la défense des Arméniens : « Il y a deux mois, le jour de la Toussaint, quand tout le monde allait rendre une pieuse visite aux morts, il plut à Pierre Loti de déshonorer les tombes des innombrables martyrs chrétiens de l’Orient, en publiant un éloge du Turc qui se terminait par une diffamation tendant à discréditer un éloge du Turc qui se terminait par une diffamation tendant à discréditer les chrétiens d’Orient en général, les Arméniens en particulier ; M. Auguste Gauvain, M. Camille Mauclair firent à ce geste malsain, au nom de la chevalerie et du bon sens français, la réponse qu’il méritait ; M. Gibbons stigmatisa l’inconvenance extrême et l’absurdité de cette tentative de réhabiliter les pires malfaiteurs du monde, en une page tellement belle et forte d’analyse rigoureuse et de hautaine indignation, qu’un écrivain patriote arménien n’aurait pu l’écrire mieux » (p. 15).
Tous ces écrits sont réunir dans la deuxième publication de la Commission de Propagande Arménienne, qui paraît en septembre 1919 sous le titre : Réponses à Pierre Loti, ami des massacreurs. On y trouve les articles de Mauclair, du Docteur Gibbons, de journalistes français (Auguste Gauvain, Jean Destieux) et étrangers, ainsi que les déclarations de Lloyd George et de Clémenceau. Il est certain que ces publications alimentent une polémique qui peut aujourd’hui paraître vaine et même puérile. Pourtant, si Tchobanian et ses amis arménophiles le font, c’est avant tout pour combattre le projet politique que Loti cherche à mettre en avant, en l’enrobant de ses habituelles déclarations turcophiles et arménophobes. A. l’époque des guerres balkaniques, alors qu’il apportait son soutien à son ami Loti dans une polémique que j’ai évoquée, Farrère expliquait qu’en étant turcophile, il faisait preuve de patriotisme puisqu’il défendait ainsi les intérêts de la France : « Si j’aime les Turcs et si je n’aime pas leurs ennemis, c’est à double cause. J’ai deux raisons qui justifient ma sympathie : une raison d’intérêt et une raison de sentiment. (…) rien n’est plus important pour des lecteurs français désireux de bien comprendre le problème oriental : en Orient, les intérêts français sont liés, et mieux que liés : mêlés, enchevêtrés, confondus avec les intérêts turcs. Chaque pas perdu par la Turquie fut toujours un pas perdu pour la France »[12].
Dans son article de l’Écho de Paris, Loti brandit à son tour l’argument des intérêts de la France pour s’opposer au démembrement de l’Empire ottoman, et préconiser la dénonciation des accords signés entre les Puissances pour en fixer le partage ; il considère même que cela un fait acquis : « Oh ! quel préjudice porté à la France, s’il avait fallu donner aux Russes ce Constantinople, qui était une ville si française de cœur, une ville où nous étions pour ainsi dire chez nous et d’où les Russes, à peine arrivés, nous auraient graduellement expulsés comme d’indésirables intrus ! Et quel manquement à ce principe des nationalités, invoqué cependant aujourd’hui par tous les peuples, quel manquement s’il avait fallu exécuter certain accord signé dans l’ombre, qui, en plus de Stamboul, arrachait encore à la patrie turque le berceau même de sa naissance et toutes ces villes asiatiques, Trébizonde, Kharpout, conquises jadis par les armes, il est vrai, mais qui, avec les siècles, sont devenues des centres de pure turquerie ! ».
C’est à dessein que Loti choisit Trébizonde et Kharpout, comme exemples de villes asiatiques qu’il qualifie de « centres de pure turquerie ». Il le fait précisément parce qu’elles sont dans le territoire de l’État arménien qu’il est question de restaurer. Pour exaucer le vœu de Loti — et les Puissances qui signeront le traité de Lausanne l’exauceront — il faudrait en fait, ne pas libérer les Arméniens du joug ottoman et renier toutes les déclarations solennelles qui ont été faites au cours de la guerre qui s’achève. C’est, en tout cas, ce que Loti attend du Congrès de la paix ; il le proclame haut et fort : « Mais ce ténébreux accord Sazonow, tout récemment divulgué par les Bolcheviks, la défection russe l’a fait tomber en déliquescence, et maintenant, au jour des règlements solennels, la question de la nationalité turque va être soumise aux membres de la Conférence de la Paix ; c’est donc en eux que je mets tout mon espoir, pour mes pauvres amis Osmanlis, bien qu’on les ait déjà circonvenus, je le sais, afin de les rendre défavorables à leur cause ; mais j’ai confiance en eux quand même, car ils ne pourront manquer d’être, ici comme en toutes choses, d’impeccables et magnifiques justiciers ».
Le 15 novembre, Auguste Gauvain publie dans le Journal des débats un article, Les Alliés devant Constantinople, presque entièrement consacré à la réfutation de ce passage capital du pamphlet de Loti qui est alors le seul à défendre encore l’intégrité de l’Empire ottoman. Pour l’heure, la restitution aux Arméniens de leurs terres ancestrales, et le châtiment des responsables de leur extermination semblent une affaire entendue : telles sont les espérances, voire les exigences, qu’Auguste Gauvain exprime dans sa réponse à Loti : « Libre à d’illustres écrivains d’admirer ces braves gens : c’est affaire entre eux et leur conscience. Seulement les hommes politiques doivent s’inspirer d’autres considérations. Chargés de reconstruire le monde politique et non de meubler des musées, ils doivent mettre hors d’état de nuire un gouvernement qui est le type des mauvais gouvernements. Ils ont également mission de punir les ministres qui non seulement ont lié partie avec l’Allemagne, mais ont donné et fait exécuter l’ordre de supprimer sept à huit cent mille Arméniens (…). Dans le règlement des affaires d’Asie, les diplomates concilieront sans trop de peine le devoir de rendre la liberté aux populations chrétiennes assujetties et la justice envers les Turcs. Ils s’arrangeront de manière à constituer une Turquie réduite où les Turcs vivront entre eux. Le reste de l’Empire ottoman sera restitué à ses anciens propriétaires ou placé sous le contrôle provisoire des Puissances occidentales suivant que le permettra l’état du pays mal connu aujourd’hui. En tout cas, les Alliés doivent se préoccuper dès aujourd’hui rétablir à Constantinople un état de choses tolérable et d’assurer l’exécution des misérables qui ont reculé les bornes du crime au-delà des limites de l’imagination. On dit qu’Enver, Talaat et Djémal sont en fuite. On doit pouvoir rattraper ces trois pachas complices de Guillaume II. La guerre ne finirait pas complètement bien s’ils n’étaient point pendus ou bien, suivant leur mode nationale, cousus dans un sac et jetés dans le Bosphore ».
Talaat sera exécuté à Berlin le 15 mars 1921 par Soghomon Tehlirian ; Djémal à Tiflis, le 22 juillet 1922, par Bedros Der Boghossian et Ardachès Kevorkian ; Enver à la frontière de l’Afghanistan, le 4 août 1922 dans un guet-apens préparé par Agabekov, un Arménien de la Tchéka. Pendant qu’ils accomplissent ce qu’Yves Ternon appelle « une opération de patriotisme élémentaire »[13], les Arméniens attendent toujours la restitution de leurs territoires de l’Empire ottoman qui semble bien compromise.
En ces heures critiques, Pierre Benoit va provoquer une polémique en tenant dans L’Oublié, un roman que publient alors Les lectures pour tous[14], des propos hostiles aux Arméniens, et dignes de Loti et Farrère. Son personnage principal, le brigadier Pindéres, qui est aussi le narrateur, raconte la compagne qu’on lui impose en Arménie alors qu’il souhaiterait rentrer chez lui au plus tôt : « Au mois de janvier 1919, un escadron de chasseurs à cheval français fut dirigé vers le lac de Van, pour coopérer, avec un détachement anglais, à la protection des Arméniens, qui se plaignaient plus que jamais d’être massacrés.
Quand la nouvelle fut connue de l’escadron, je protestai vigoureusement. Nous étions en ce moment à Salonique, sur le point de rentrer en France. Ce départ pour l’Arménie ne me disait rien qui vaille. Je prévoyais une campagne rude et, qui plus est, anticonstitutionnelle, les peuples du Caucase contre lesquels nous allions être appelés à combattre appartenant aussi bien à la Russie qu’à la Turquie. Or la France n’a jamais été officiellement en guerre avec la Russie. Je n’insisterai pas davantage sur ce point de vue, qui a été, à maintes reprises, développé éloquemment à la tribune de la Chambre.
À ce moment, je le répète, je protestai ; j’essayai même de créer un petit mouvement au sein du deuxième peloton, où je servais. Le capitaine adjudant-major me convoqua et me fit comprendre, en termes plutôt discourtois, qu’un brigadier de chasseurs à cheval n’avait pas à s’occuper de politique, même étrangère »[15].
Son escadron s’embarque pour Trébizonde ; de là il s’achemine vers Van et le brigadier Pindéres est de plus en mécontent : « Nous ne recevions plus de journaux de France, et cela valait mieux, car ils auraient été encore pleins de détails au sujet de l’accueil fait à nos camarades des armées d’occupation par les populations rhénanes… Pourquoi eux là-bas, et nous ici, en train de déambuler dans cet horrible pays montagneux ? » (p. 105).
Les soldats français s’étant égarés au cours de leurs pérégrinations, leur commandant envoie quelques hommes en reconnaissance. Le commandant Pindéres est l’un d’eux et il sera oublié, d’où le titre, puis fait prisonnier par des soldats de la république d’Ossiplourie. Traduit devant la princesse Mandane, l’oligarque de cette république fantaisiste, il sera chargé par elle de dérober le trésor de l’État enfermé dans un coffre-fort de la salle du Conseil. Il y parvient et s’enfuit en automobile, poursuivi par Gerys-Khan, un grand Tartare armé d’un cimeterre. L’automobile capote, il perd connaissance et se réveille pour s’apercevoir que tout cela n’était qu’un cauchemar. Si une telle intrigue n’apporte rien à la gloire de l’auteur de L’Atlantide et de La Chaussée des Géants, elle lui permet de nourrir une polémique comparable à celle de Loti. En effet, au cours de leur longue marche à travers l’Arménie, alors qu’ils sont chargés de porter secours aux Arméniens massacrés, les soldats français découvrent que « Les assassinés sont des Turcs et les assassins sont des Arméniens »[16]. Ils demeurent perplexes ; le commandant est furieux et s’écrie : « nous n’avons d’ordre que pour les assassinés arméniens contre des assassins turcs ».
On le voit, P. Benoit renouvelle ainsi une opération qu’avait lancée Le Petit Journal, en montrant lors des massacres hamidiens, des Arméniens assassinant des Turcs à la sortie d’une mosquée. Tchobanian va répondre publiquement à P. Benoit, et inciter plusieurs publicistes à protester contre une telle provocation : un grand journal parisien, L’Eclair, leur ouvrira ses colonnes. C’est tout d’abord Emile Buré, un publiciste, ami de Tchobanian, qui adresse dans le numéro du 13 août 1922, une Lettre ouverte à M. Pierre Benoit : « J’ai reçu de mon ami Archag Tchobanian, le poète et l’érudit arménien, une lettre éplorée au sujet du roman que vous publiez actuellement dans Les lectures pour tous sous ce titre : L’Oublié.
J’ai lu à mon tour ce roman et je suis bien obligé d’avouer, mon cher Benoit, que votre turcomanie vous égare ». Il cite le passage du roman où il est question des Arméniens massacreurs et des Turcs massacrés, et il le commente en montrant combien de telles allégations lui semblent injustes et et cruelles, mais aussi incohérentes et invraisemblables : « Soutenir que ce sont les Arméniens qui massacrèrent les Turcs, c’est même pour un romancier, prendre trop de liberté avec l’histoire. Et comment, Benoit, ne sentez-vous pas, vous, si humain, que votre fantaisie macabre, en innocentant les assassins, ne peut rien qu’ajouter encore à la douleur de ceux qui ne se consolent pas d’avoir vu périr leurs proches dans les pires tourments.
Le descendant du grand ministre libéral, russe, le bon Loris Melikoff, qui publiait naguère à Paris le journal Pro Armenia, avec l’aide du poète Pierre Quillard et sous la haute direction d’Anatole France, de Denys Cochin, de Jaurès, de Pressensé et de Clémenceau, annonçant un jour timidement à ce dernier qu’une délégation d’Arméniens désirait lui être présentée,
– Des Arméniens, s’écria Clémenceau. Mais il en existe donc encore ?
Il en existe encore ! Et cependant, durant la guerre, ceux qui ont juré leur extermination ont largement profité du droit à l’assassinat qui leur était abandonné par les grandes puissances protectrices des chrétiens d’Orient, dressées cette fois les unes contre les autres !!!
L’action de votre roman, Pierre Benoit, se passe à Trébizonde. Lieu mal choisi ! C’est à Trébizonde, justement, que se déroulèrent, en 1915, les scènes les plus affreuses de l’abominable tragédie arménienne. Lisez, Benoit, dans le Livre bleu publié sous la direction de Lord Bryce, le témoignage du consul général d’Italie à Trébizonde, le commandant Gorrini ; vous serez édifié et vous regretterez sans doute d’avoir traité aussi légèrement un sujet pénible entre tous.
Il est vrai que les événements que vous rapportez datent seulement de 1919. Alors, cher ami, permettez-moi de vous faire remarquer que votre récit fera sourire les gens informés. À cette époque, en effet, les Russes qui avaient occupé Trébizonde, Erzeroum, Van, etc. en 1917, avaient complètement évacué ces territoires, que les Turcs avaient réoccupés. Il ne s’y rencontrait plus aucun Arménien pour perpétrer les assassinats que vous relatez ».
Sur un ton tout à fait amical, P. Buré exhorte enfin P. Benoit à revenir des ses égarements : « P. Benoit, votre livre a attristé Archag Tchobanian et il attristera tous les Arméniens amis de la France, mais il offense aussi les plus nobles traditions de notre pays. On n’a pas l’habitude chez nous, en effet, de blasonner l’opprimé pour s’attirer les bonnes grâces de l’oppresseur.
Vous n’aimez pas les Arméniens, Benoit ! C’est votre droit ! Mais vous devez avoir le goût de la vérité et, à défaut de pitié, votre patriotisme vous commande de ménager les populations chrétiennes d’Orient à qui de solennelles promesses ont été faites par notre gouvernement. Je vous demande donc, au nom de notre cordiale amitié, de revoir votre livre avant de le faire paraître en librairie ».
Dans sa réponse à cette lettre ouverte, qu’il publie le 24 août dans L’Eclair, P. Benoit surenchérit : il récuse les témoignages de Lord Bryce et de Gorrini, – coupables selon lui d’appartenir à des nations « qui ont actuellement un intérêt trop visible à représenter les Turcs comme des bourreaux » — en produisant à son tour une série de documents par lesquels il entend attester ses dires. Faisant flèche de tout bois, il couvre de ses sarcasmes, non seulement les Arméniens, qu’il croit de religion orthodoxe, prouvant ainsi qu’il ne les connaît pas, mais aussi les Grecs alors en guerre contre la Turquie : « Les orthodoxes opprimés, les Turcs oppresseurs ! Vraiment Buré, avez-vous pu écrire cela sans rire, en ce mois d’août 1922, où des soldats français qui seraient bien utiles en ce moment dans leur pays, à rentrer les foins sont obligés de monter la garde à Tchobanian, pour barrer à l’armée grecque l’entrée de Constantinople ».
En vérité, P. Benoit cherche avant tout, en vilipendant Grecs et Arméniens, à sauvegarder ce qu’il croit être les intérêts de la France, par le maintien de l’Empire ottoman dans son intégrité : « Vous faites appel à mon patriotisme ? C’est lui qui me commande de souhaiter le maintien des Turcs à Constantinople, et cela pour des raisons que les Anglais, malgré leur idéalisme bien connu, n’ont pas été déjà sans entrevoir ».
Il conclut en maintenant ses dires et en faisant un pied de nez à son interlocuteur : « Pour ces divers motifs, mon cher Buré, je ne changerai pas un mot à mon livre quand il paraîtra. Mais peut-être, d’ailleurs, ai-je trouvé un compromis susceptible de tout arranger. En terminant votre article, vous invoquez notre amitié. Eh bien ! Laissez-moi vous offrir la dédicace de L’Oublié. Votre nom, en tête de ce petit livre turcomane, ne manquera pas, j’en suis certain, de rassurer les Orthodoxes les plus ombrageux ».
Le débat se poursuivra dans les colonnes de L’Eclair. Emile Buré laisse à d’autres arménophiles et à Tchobanian le soin de répondre à P. Benoit ; il l’annonce en publiant dans le numéro du 31 août 1922 un article de Jean Mando : « J’ai reçu plusieurs lettres qui me dispensent de répondre à l’article de mon ami P. Benoit. En remerciant ce dernier de m’avoir, même ironiquement, offert la dédicace de son roman L’Oublié, je donne, aujourd’hui, la parole à un ancien combattant de l’armée du Levant. Ensuite viendra un travail documenté d’Archag Tchobanian — E. B. ».
La lettre de Jean Mando paraît sous le titre Arméniens et Turcs —La Première à Pierre Benoit. Il s’agit d’un témoignage personnel comme le signale son auteur : « J’ai vécu la guerre du Levant, ayant fait partie pendant 18 mois du 412ème régiment d’infanterie ; j’ai voyagé en Syrie, en Cilicie et en Mésopotamie ; j’ai combattu les bachi-bouzouks de Mustapha Kemal aussi bien que ses troupes régulières ». Il précise également que ses lectures et ses relations avaient fait de lui un partisan des Turcs dépourvu de toute sympathie pour les Arméniens : « J’étais, moi-même, avant d’aller en Turquie, un turcomane ; comme beaucoup, je voyais les Turcs à travers les romans de Loti et de Farrère, ainsi qu’à travers les romans de Loti et de Farrère, ainsi qu’à travers les articles de Loti parus dans la presse au moment de la guerre des Balkans. Dès ce moment-là, j’étais cependant surpris de lire dans les journaux des récits de massacres organisés par les Turcs, alors que, dans les journaux de Loti et de Farrère, le Turc n’est jamais représenté comme un oppresseur barbare, mais bien comme un noble conquérant, loyal, courageux, exerçant une juste domination sur des races viles qui ne méritent que l’esclavage ». Son expérience l’a conduit à réviser ce jugement et à ne pas prendre pour parole d’évangile, le discours des écrivains turcophiles : « Quelle que puisse être sur les esprits l’autorité de talents comme ceux de Loti, de Farrère et de P. Benoit, elle ne sera pas assez grande pour empêcher que des centaines de soldats français n’aient vu à Marach des Turcs égorger des vieillards arméniens, des femmes arméniennes, et cela sans qu’il y ait eu aucune provocation de la part de la population arménienne ».
Il explique judicieusement l’attrait qu’exercent la Turquie et ses habitants sur Loti et Farrère, et montre que la vision de ces écrivains reste néanmoins bien fragmentaire et partant inexacte : « Loti et Farrère ont été séduits par ce que l’Orient a de beau, par sa lumière, son pittoresque ; ils ont vu dans le Turc, le descendant du grand conquérant, le guerrier mâle et courageux, l’ennemi loyal. Ils ont été séduits par le caractère contemplatif du mahométan ; ils ont présenté au public un Turc affable, fin, loyal, humain, policé, francophile, le Turc de L’Homme qui assassina, d’Aziyadé. Ce Turc-là est évidemment un admirable héros de roman…
Que Loti et Farrère aient été bien reçu en Turquie, qu’ils y aient connu l’élite de la population turque, c’est heureux pour les Turcs, mais cela ne suffit pas à prouver que l’Europe doive fermer les yeux devant les massacres de milliers d’innocents ni que les Français doivent croire que la Turquie a pour la France des trésors d’amitié »…
Sur la question de fond, c’est-à-dire celle de l’avenir de la Turquie, il s’oppose nettement à la solution préconisée par P. Benoit, énumérant tous les dangers qu’elle comporte : « La domination turque, c’est l’incurie, l’anarchie, l’arrêt dans la civilisation, l’organisation des massacres périodiques d’orthodoxes, la désolation, l’abandon des terres cultivables par le paysan arménien, l’exode de la population chrétienne qui forme l’élément industrieux, l’insécurité pour les nationaux européens qui risquent d’être massacrés, ainsi que les orthodoxes, lors des massacres et des pillages ».
Jean Mando conclut son plaidoyer en déplorant que les rivalités qui opposent les Alliés depuis la victoire, continuent à retarder le règlement de la Question d’Orient : « Il faut que l’Europe se charge de faire la paix en Orient, pour pouvoir ensuite l’exploiter économiquement, au grand profit de l’économie mondiale, et non politiquement. Il faut qu’au lieu de prendre aveuglément parti pour l’un ou pour l’autre, on apaise l’un et l’autre : chrétiens et musulmans. La tâche est d’une extrême complexité : les Alliés l’auraient menée à bien s’ils avaient été aussi solidaires dans la paix que dans la guerre ».
Le 31 août, Tchobanian intervient directement dans le débat, en adressant un article qui paraît sous le titre : Arméniens et Turcs —La Deuxième à Pierre Benoit. Cet article est rédigé sous la forme d’une lettre à Emile Buré ; Tchobanian rappelle tout d’abord qu’il l’avait prié d’intervenir auprès de P. Benoit, en espérant qu’il pourrait lui faire prendre conscience de la portée de ses propos et de la gravité de ses accusations : « Mon cher ami, ayant lu dans L’Oublié de M. Pierre Benoit le passage concernant “les Arméniens massacreurs et les Turcs massacrés”, je vous avais exprimé ma tristesse de voir l’auteur de L’Atlantide victime de renseignements inexacts et je vous avais prié de vouloir bien l’éclairer pour qu’il rectifie, dans l’édition en volume de son roman, ce passage si peu conforme à la vérité. Vous avez eu la bonté de donner à votre démarche auprès de M. Benoit la forme d’une lettre ouverte, où la précision de votre documentation égale la justesse de vos jugements et la noblesse de vos sentiments.
Je viens de lire la réponse de M. Benoit, et je vois que non seulement il ne veut pas profiter de votre conseil amical, mais qu’il se plaît à s’enfoncer dans son erreur. Je le regrette pour lui ».
Comparant avec ceux des arménophobes auxquels il est venu se joindre, les propos de P. Benoit, Tchobanian constate que ce dernier est poussé par le zèle du prosélyte à des outrances qui rappellent celles de l’époque des massacres hamidiens : « Loti et Farrère, qui sont les grands prêtres de la turcomanie, admettent au moins les massacres d’Arméniens, mais chargent ceux-ci de fautes et de défauts imaginaires pour excuser les Turcs. M. Benoit va plus loin : pour lui les massacres d’Arméniens sont une légende, les seuls massacrés en Orient sont les Turcs.
Je reconnais que M. Benoit n’est pas le premier à soutenir cette thèse bizarre. Il y a bien longtemps, en 1894, les ambassades ottomanes en Europe l’ont déjà soutenue, mais le succès qu’elle a obtenu a été bien éphémère ».
Il énumère toutes les figures du mouvement arménophile français qui, depuis lors ont rétabli la vérité et protesté contre les massacres d’Arménie, puis il mentionne les écrits et les témoignages de certains d’entre eux, invitant P. Benoit à les lire pour s’informer : « M. Benoit déclare préférer le moindre témoignage français à tous les documents étrangers. Ils sont innombrables, les témoignages français ; ils forment toute une bibliothèque. J’ai cité plus haut quelques-uns des éminents Français qui ont parlé des atrocités turques commises contre les Arméniens au temps d’Abdul-Hamid ; pour ce qui s’est passé en Cilicie, en 1908, et dans toute l’Anatolie, pendant la guerre, M. Benoit peut consulter M. Lagier, directeur de l’Œuvre des Ecoles d’Orient, qui pendant la guerre a décrit dans toutes les églises de Paris, les crimes du gouvernement jeune-turc contre les Arméniens ; qu’il lise le bulletin de l’Œuvre. Qu’il lise le discours, publié en brochure, que Mgr Touchet a prononcé à la messe de commémoration célébrée à la Madeleine en l’honneur des centaines de milliers de martyrs arméniens ; qu’il lise le livre de Henry Barby, envoyé, par Le Journal, au Caucase pendant la guerre ; qu’il consulte aussi le père Delarue, qui a été en Cilicie au lendemain du massacre d’Adana en 1908, et a fait plusieurs conférences à Paris, présidées par Mgr Baudrillart, le général Castelnau et Mgr Chaptal ; qu’il lise les ouvrages de René Pinon (La Suppression des Arméniens), du doyen Émile Doumergue (Les Massacres d’Arménie) ; qu’il lise les articles et les livres de J. de Morgan et de Bertrand Bareilles qui ont passé de longues années en Orient, de Camille Mauclair, de Victor Margueritte et de tant d’autres. Qu’il lise surtout les discours de MM. Deschanel, Painlevé, A. France, et de l’abbé Wetterlé à la manifestation de la Sorbonne en 1916 (…).
Beaucoup de ces Français que viens de mentionner ne sont nullement des turcophobes ; il en est, parmi eux, qui sont des amis sincères de la Turquie, mais des amis qui pensent rendre le meilleur service aux Turcs en disant la vérité, en se gardant de les encourager dans leurs excès, en désirant voir une Turquie véritablement réformée et modernisée et en tâchant de faire comprendre aux Turcs qu’il est de leur intérêt que le problème arménien obtienne une solution équitable ».
Tel est l’unique but de Tchobanian. Alors qu’ils viennent d’exterminer la quasi-totalité de ses compatriotes vivant dans l’Empire ottoman, et que la plupart de ses amis ont été sauvagement assassinés, Tchobanian ne nourrit à l’égard des Turcs aucun désir de vengeance. Il comprend et explique les débordements auxquels la douleur et la passion ont pu pousser certains de ses compatriotes, mais — il faut le souligner — ils lui semblent « regrettables » et il le fait savoir : « Quelques individus, quelques petits groupes ayant perdu tous leurs parents pendant les massacres peuvent avoir commis des actes regrettables de représailles ; les autorités arméniennes et le peuple arménien se sont toujours opposés aux représailles ».
Un poète humaniste comme Tchobanian, animé par ses exigences éthiques et esthétiques, ne pouvait penser autrement ; une telle attitude ne saurait surprendre de la part du patriote que nous découvrons à travers ses écrits et ses actes : si elle honore l’homme dont je m’efforce de faire un portrait fidèle, elle confère surtout à son action et ses propos, qui méritent d’être connus et médités, une valeur hautement exemplaire.
Il rappelle les engagements des Puissances alliées qui ont promis de mettre, en l’affranchissant, un terme aux souffrances du peuple arménien : « Les Turcs ont massacré, depuis des siècles, des millions de leurs sujets chrétiens par ordre de leur gouvernement, et M. Benoit, qui s’accroche à un récit suspect, ne dit rien de cette longue suite de crimes officiels turcs prouvés par cent documents irréfutables. Il y avait deux millions d’Arméniens dans l’Empire ottoman. Plus d’un million, je le répète, ont péri pendant la guerre, massacrés par les Turcs ou morts dans les tortures des déportations. Ce colossal attentat a été cent fois cité, pendant la guerre, par les gouvernements de France et de tous les pays alliés, pour stigmatiser l’Allemagne, protectrice et conseillère de la Turquie, pour déclarer que la lutte que menaient les Alliés avait pour but de délivrer les peuples martyrs comme les Arméniens et de châtier les massacreurs. M. Benoit a oublié tout cela ».
Si quatre ans après leur victoire, les Alliés n’ont pas encore libéré les Arméniens du joug turc, comme ils s’y étaient engagés, les responsables politiques n’en continuent pas moins à faire des déclarations qui vont dans le même sens. Tchobanian cite celle que vient de faire Poincaré et il exprime, une fois encore, l’espoir qui depuis tant d’années, anime les Arméniens : « Notre peuple garde toute sa confiance dans l’esprit de justice de la nation française. La libération de notre peuple nous a été promise par la France et par ses alliés. Nous sommes certains que cette promesse sera tenue. M. Poincaré écrivait récemment, en réponse à une adresse d’un groupe de Français amis de l’Arménie : “Je tiens à vous donner l’assurance que les ministres réunis à Paris ont examiné la situation des Arméniens avec la plus vive sympathie pour les souffrances endurées par ce peuple. J’ai le ferme espoir qu’avec l’aide de la Société des Nations et l’appui constant des Alliés, le foyer national arménien pourra être constitué”.
Tchobanian conclut en déplorant l’attitude de P. Benoit, même s’il rend hommage au talent de l’écrivain, et en faisant une prédiction qui, nous allons le voir, va se réaliser : “La fantaisie macabre de M. Benoit ne nous trouble donc pas outre mesure. Je regrette seulement qu’il persiste à garder dans son roman cette page, qui constituera une tâche dans son œuvre charmante. Il verra un jour la vérité et il regrettera lui-même de n’avoir écouté qu’un seul son de cloche”.
Et en effet, cela va s’avérer une dizaine d’années plus tard. En 1933, les Éditions Albin Michel publient dans une traduction de Paule Hofer-Bury, Les quarante jours du Musa Dagh, le roman historique que le célèbre écrivain Franz Werfel vient alors de consacrer au martyre des Arméniens. Le romancier juif autrichien, qui sera à son tour chassé d’Allemagne en Autriche, puis d’Autriche en France, pour mourir aux États-Unis d’Amérique, a vécu, comme les Arméniens dont il a glorifié le destin tragique, une vie d’errances et de persécutions. Il a expliqué lui-même comment, en mars 1929, il eut, au cours d’un séjour qu’il faisait à Damas, l’idée d’écrire ce roman : “Le spectacle désolant d’enfants de réfugiés qui travaillaient dans une manufacture de tapis, mutilés et minés par la faim, fut le point de départ qui décida l’auteur à ressusciter l’inconcevable destinée du peuple arménien, déjà plongée dans la nuit du passé. La rédaction du livre s’effectua entre juillet 1932 et mars 1933”.
Le roman est tiré de faits réels : il raconte comment les habitants du Musa Dagh ont résisté à l’armée turque qui les assiégeait. À leur tête, Gabriel Bagradian, qui vit à Paris où il a épousé une Française ; revenu dans son pays pour y régler une question d’héritage, il se trouve parmi ses compatriotes lorsque les Turcs, entrés en guerre aux côtés des Allemands déportent et massacrent les Arméniens. Refusant de prendre le chemin qui les conduirait à la mort, les villageois du Mont Moïse se réfugient dans la montagne où Gabriel Bagradian organise une résistance héroïque ; dans un combat inégal contre la puissante armée turque dépêchée pour les déloger ou les anéantir, ils adressent un appel de détresse aux marins français, dont les navires stationnent au large du golfe d’Alexandrette, qui les sauveront. Gabriel Bagradian dont le fils a péri au cours de la résistance, refuse de suivre ses compatriotes et meurt sur la tombe de son enfant.
Comme Moïse, Abraham ou Jésus-Christ, Gabriel qui assume dignement l’héritage de ses ancêtres, incarne comme le fait observer Gabrielle Rolin “le triomphe de la dignité humaine sur le bruit et la fureur”[17].
Quand on sait ce que P. Benoit déclarait dans L’Oublié, on est très surpris de constater qu’il a préfacé la traduction de ce roman qui présente, il est vrai, les massacres d’Arménie sous un jour plus conforme à la vérité historique, mais en contradiction totale avec ce que lui-même écrivait onze ans plus tôt.
Citant l’historien René Grousset, un arménophile ami et admirateur de Tchobanian, qui évoque le martyre du peuple arménien sous la domination turque, Pierre Benoit ajoute : “Le livre extraordinaire que voici relate un des ultimes épisodes, et des plus poignants, de ce martyre”[18]. Il rapporte également le témoignage contenu dans “le Livre bleu consacré par la Grande-Bretagne au traitement infligé par les Turcs à la population arménienne d’Asie Mineure” et évoque les lieux, qu’il a lui-même visités, où se déroule l’action de ce roman : “Je me la rappelle, cette montagne de Moïse, avec ses flancs dénudés plongeant à pic dans la mer. On y accède par le charmant village de Khoderbey, plein d’eau courante et de feuillages frissonnants. Sur la plage, en bas, ce sont les ruines de Séleucie de Pierie, au-dessous desquelles, dans les gazes du soir flotte le fantôme de Bérénice, reine d’Égypte. Les îles de l’Oronte retentissent des appels des courlis, les parois des rocs des sanglots continus des fontaines. Ah ! puissent-ils, ces lieux si beaux, ne plus connaître désormais d’autres lamentations que celles-là…”
Doit-on penser que P. Benoit ne craignait pas de verser dans la palinodie ? Tchobanian, quant à lui — (il l’écrit dans la revue Anahit) – ne doutait pas que cet arménophobe virulent avait voulu désavouer publiquement les calomnies qu’il avait écrites à l’encontre des Arméniens et se ranger ainsi dans le camp des arménophiles. Tel n’est pas le cas de P. Loti et C. Farrère qui camperont, jusqu’au bout, sur leurs positions. Ce dernier interviendra à son tour dans cette polémique à propos de L’Oublié, en adressant au journal L’Eclair une lettre qui paraît le 15 septembre, et où il répète ses sempiternelles accusations : “Mon cher Buré, vous me nommez en première page, dans votre n° du 31 août 1922. Soyez assez aimable pour insérer ceci même place. Un combattant de l’armée de Macédoine, tout en reconnaissant que, si les chrétiens d’Orient étaient là-bas les maîtres, un massacre général de tous les Turcs inoffensifs s’ensuivrait aussitôt, affirme qu’à Ourfa, en Mésopotamie, des Arméniens ont été jadis massacrés par les Turcs.
C’est probablement vrai. Il est certainement vrai aussi que les massacreurs étaient de pauvres diables sans sou ni maille, ruinés par l’usure, et que les massacrés avaient été d’abominables usuriers”.
Cet arménophobe de la première heure — on se souvient des propos semblables qu’il tenait dans La grande muraille — relance donc le débat et contraint ainsi Jean Mando à lui répondre : “Je ne suis pas un ancien combattant de l’armée d’Orient, mais bien de l’armée du Levant. L’armée d’Orient opéra en Macédoine jusqu’à la fin de la guerre ; l’armée du Levant occupa la Syrie, opéra en Cilicie et dans le nord de la Mésopotamie de 1919 à 1922. J’ai eu soin d’indiquer, dans ma précédente lettre que les combattants de l’armée d’Orient ont eu affaire à des armées turques régulières, à des ennemis dont je ne conteste pas plus la loyauté que je ne conteste la valeur des témoignages d’un orientaliste aussi autorisé que Claude Farrère, particulièrement pour cette partie de la question, à savoir : l’attitude des troupes turques de Macédoine pendant la guerre.
Les soldats de l’armée du Levant ont, en revanche, eu affaire à des soldats turcs irréguliers, ceux-là même qui sous les yeux de centaines de soldats français, égorgèrent ou brûlèrent des Arméniens à Marach, en décembre 1919, après avoir tué des soldats français qui circulaient dans la ville et déclenché l’âpre lutte dont le général Duffieux, commandant la division française de Cilicie, ne put sortir vainqueur qu’à force de témérité (…). L’opinion française a ignoré cela, comme elle a ignoré les principales phases de la sanglante tragédie de Marach et du siège d’Aïntab. Elle n’était guère renseignée que par de brefs articles envoyés à quelques journaux français par des correspondants souvent étrangers. Il fallut une vibrante interpellation de M. A. Briand à la Chambre pour que l’attention du public fût attirée vers le Levant, mais à ce moment-là, il était déjà trop tard pour que le public pût connaître avec précision la part de responsabilité qui revient aux nationalistes turcs dans les massacres de Marach.
J’ignore si les Arméniens qui furent égorgés, fusillés ou brûlés dans cette ville étaient d’abominables usuriers, ainsi que Claude Farrère le dit des Arméniens d’Ourfa, mais tous les officiers et soldats français, qui se battirent pendant près d’un mois dans la ville assiégée, peuvent attester que le massacre commença sans qu’il y ait eu de provocation du côté des Arméniens et que les femmes, les vieillards, les enfants, ne furent pas plus épargnés que les hommes valides. Ces faits sont consignés dans la brochure du Révérend Père Materne Muré : Le massacre de Marach”[19].
Le 15 septembre, la direction du journal met un terme à cette polémique, provoquée par P. Benoit et qui dure depuis plus d’un mois, en publiant ce commentaire final, par lequel elle prend le parti des Arméniens et des arménophiles : “Il nous plaît aussi de rappeler que les Arméniens, traités si sévèrement par l’ami Farrère, ont répondu à l’appel de la France, qui leur demandait de lui procurer des soldats pour la légion d’Orient, et que M. Andranik, le chef des corps de volontaires arméniens du Caucase fut décoré de la Légion d’honneur par notre gouvernement”.
Pourtant, en cette année 1922, la Question arménienne est bien loin d’être résolue selon les règles du Droit et de la Justice, comme cela avait si souvent été proclamé tout au long de la guerre mondiale. L’article de Pierre Loti était, en fait, le prologue d’une campagne qui aboutira à la forfaiture du traité de Lausanne.
[2] M. BARRES, Une enquête aux pays du Levant, Paris, 1922, tome II, pp. 59-60.
[3] A. TCHOBANIAN, L’œuvre américaine en Arménie. Publications de l’Union Intellectuelle arménienne de Paris, n° V, pp. 13-14.
[4] Ibidem, p. 15.
[5] LA VOIX DE L’ARMENIE : n° 22, 15 novembre 1918.
[6] P. LOTI, La mort de notre chère France en Orient, Paris, 1920, pp. 37-38.
[7] Ibidem, pp. 44-45.
[8] Ibidem, p. 48.
[9] Ibidem, p. 55.
[10] C. MAUCLAIR, Pour l’Arménie libre, Publications de la Commission de Propagande Arménienne, n° I, pp. 9-10.
[11] Lettre autographe de C. MAUCLAIR à A. TCHOBANIAN, archives A. T.
[12] C. FARRERE, Fin de Turquie, op. cit., pp. 9-10.
[13] Y. TERNON, La Cause arménienne, Paris, 1983, p. 115.
[14] Mars 1922.
[15] P. BENOIT, L’Oublié, Paris, 1933, pp. 99-100.
[16] Ibidem, p. 108.
[17] FRANZ WERFEL, Les quarante jours du Musa Dagh, traduit de l’allemand par Paule Hofer-Bury, préface de Gabrielle Rolin, Genève, 1972, p. IX.
[18] FRANZ WERFEL, Le quarante jours du Musa Dagh, traduit de l’allemand par Paule Hofer-Bury, Préface de Pierre Benoit, Paris, 1933, p. 8.
[19] Turcs, Arméniens et Grecs. Autour de l’Oublié de P. Benoit, L’ECLAIR, 15 septembre 1922.