La Question arménienne et la lampe d’Aladin

par | 5 Juin 2016 | Archives, Éditorial

Il y a deux ans, avec un ami journaliste, j’étais à Dzidzernakapert (Erevan) où se trouve le mémorial dédié au Génocide des Arméniens. Après avoir rendu hommage aux martyres de ce premier génocide du 20e siècle, nous nous sommes trouvés sur l’esplanade du mémorial d’où l’on peut contempler le Mont Ararat. Je me tourne alors vers lui :

– Ces derniers temps, quand je réfléchis à la Question arménienne, je pense aussi à la lampe d’Aladin.

– Je ne vois pas le lien, me répond-il.

Alors je lui ai exposé ma pensée et les différents points qui m’ont poussé à faire le lien entre les deux.

• En premier lieu et contrairement à ce qu’avait déclaré Talaat pacha à l’ambassadeur Morgenthau, la Question arménienne ne s’est pas terminée avec la liquidation des deux tiers de la population de l’Arménie occidentale suite aux massacres planifiés de 1915-1918. Elle a juste changé de forme. Pourrait-on, dès lors, parler aujourd’hui d’une Nouvelle Question arménienne qui engloberait celle concernant l’Arménie orientale (ex-République soviétique, indépendante depuis 1991), l’Artsakh (le Haut-Karabagh), le Djavakh (une région de Géorgie peuplée d’Arméniens) et l’Arménie occidentale (le plateau arménien historique, aujourd’hui en Turquie) ?

• Ensuite, les revendications de justice pour la Cause arménienne, qui ont débuté dans les années 1965-1966 à Erevan ont eu pour effet de voir certaines organisations de la diaspora, politiques ou pas, faire de la reconnaissance internationale du génocide des Arméniens le point central de la Cause arménienne. Or c’est oublier que la Cause arménienne ne se résume certainement pas à la reconnaissance du génocide, fut-ce par la Turquie. En réalité, la Cause arménienne est la défense des intérêts du peuple arménien.

• Et puis, après des dizaines d’années perdues à courir derrière des chimères sans se préoccuper de désigner toutes les forces — et pas seulement la Turquie — qui refusaient cette reconnaissance, sans non plus déterminer les vraies raisons qui ont poussé à ce crime contre l’humanité, on est revenu à des formulations plus précises comme celle des 3 R (reconnaissance, repentance, réparations).

• Par ailleurs, la loi du 29 janvier 2001 par laquelle la France a reconnu le génocide de 1915 a vite montré ses limites, étant non normative et donc sans effet contre les négationnistes.

• Ainsi, dix ans après cette loi, quand les Arméniens ont voulu la compléter par une autre qui pénaliserait la négation du génocide de 1915, à l’instar de la loi Gayssot, la dure réalité s’est révélée sous une lumière crue. Découvrir, en effet, les personnalités — dont certaines avaient voté la première loi — se tenir vent debout pour faire capoter la loi complémentaire a fait comprendre à beaucoup d’entre nous que la Turquie n’était pas notre seul adversaire.

• Pis encore que cela, après toutes ces années à gaspiller nos moyens humains et financiers pour la reconnaissance du génocide, nous nous retrouvons face à un dilemme. Supposons que demain, la Turquie, d’elle-même ou sous pression internationale, reconnaisse le génocide commis par les jeunes-turcs : qu’allons-nous demander à la Turquie et qui va le demander ?

• Enfin, de son côté, la jeune République d’Arménie, qui va fêter ses 25 ans d’indépendance en septembre prochain, doit faire face à plusieurs problèmes :

◦ l’émigration de centaines de milliers d’Arméniens depuis 1991.

◦ l’adaptation au monde libre après 70 années de communisme.

◦ le terme à mettre à la corruption d’une oligarchie qui étouffe le pays, faisant fi de la justice, ce qui est plus insupportable à la population que la pauvreté.

◦ la menace permanente de ses voisins aux diatribes haineuses, à l’Ouest, la Turquie et à l’Est, l’Azerbaïdjan.

 

Les leçons à tirer

• Dans ce sens, le dernier blitzkrieg du 2 avril 2016, lancée par l’Azerbaïdjan contre l’Artsakh, en violation du cessez-le-feu signé en mai 1994 entre les Arméniens et les Azéris, nous oblige à tirer plusieurs leçons :

◦ Une fois encore, comme souvent durant trois siècles de leur Histoire, les Arméniens ont compris qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour se défendre. En effet, alors que l’Azerbaïdjan peut tabler sur le soutien indéfectible de la Turquie et sur le partenariat militaire d’Israël pour la vente d’armes sophistiquées et notamment de drones « kamikazes », la Russie, alliée naturelle de l’Arménie, est restée relativement neutre dans ce conflit tout en vendant des armes aux deux parties.

◦ Le groupe de Minsk co-présidé par la Russie, la France et les États-Unis, s’est montré encore une fois incapable de nommer l’assaillant, invitant comme toujours les deux parties à cesser le feu et à revenir à la table des négociations alors que toutes les informations venant de sources différentes montrent depuis des années qui est l’agresseur et qui est la victime.

De fait et pour toutes ces raisons, j’ai dit à mon ami journaliste :

Imagine maintenant que le peuple arménien découvre la lampe magique d’Aladin et qu’en la frottant, il se trouve face à un Génie qui lui dise : “Arméniens, demandez-moi une chose et seulement une chose et je l’accomplirai quelque soit votre désir“, la question resterait de savoir ce que le peuple arménien devrait demander à ce Génie !

Éditorial paru dans ” Europe & Orient ” n°22 de juin 2016