Réflexion sur la régression de l’histoire

par | 22 Mai 2024 | Éditorial

« Ce que raconte l’histoire n’est, en effet, que le long rêve, le songe lourd et confus de l’humanité » écrivait Schopenhauer. Une confusion qui, aux époques troubles, tourne parfois au cauchemar. Mais, sur la durée, le sentiment prévalait que l’histoire continuait d’avancer. Pourquoi, aujourd’hui, ce sentiment lancinant qu’elle régresse ?

 

Le dévoiement généralisé de la norme internationale est le premier constat.

Il affecte particulièrement notre continent européen. Le socle sur lequel s’y était bâtie la paix, y compris durant la guerre froide, reposait sur ce principe essentiel de l’inviolabilité des frontières. Les Soviétiques auraient préféré l’intangibilité, à laquelle ils conféraient toutefois un sens un peu particulier : ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable. Poutine a introduit un nouveau concept, celui de « républiques autonomes » : autonomes, jusqu’à l’annexion pure et simple : Géorgie, Donbass, Crimée… La liste est, dans son esprit, loin d’être close.

Autre principe aujourd’hui bafoué : la proportionnalité des représailles en cas d’agression. L’horreur des actes terroristes commis par le Hamas en Israël est indiscutable. Les morts palestiniens ne l’effaceront pas. Déjà 32 000, dont 25 000 civils, au total plus de 100 000 morts, blessés ou disparus dont 70 % de femmes et d’enfants, selon les chiffres de la presse internationale, dont l’approximation n’oblitère ni la récurrence, ni l’insistance : « à Gaza, un enfant tué toutes les 10 minutes, 160 chaque jour » ; « démantèlement systématique du système de santé »… Israël est une démocratie et une frange importante de sa population s’en émeut, mais Poutine qui, depuis plus de 2 ans, bombarde sans état d’âme les villes ukrainiennes, invoque le « 2 poids, 2 mesures » !

Cet ensauvagement du monde intervient dans un contexte d’ébranlement des institutions internationales. Le discours onusien devient inaudible quand l’Iran, qui musèle, maltraite et asservit la moitié féminine de sa population, préside le forum social du Conseil des Droits de l’Homme ; ou lorsque l’Azerbaïdjan, au discours ouvertement ethnocidaire et destructeur de la culture arménienne, y compris les cimetières, au Haut-Karabagh comme autrefois au Nakhitchevan, est élu à la vice-présidence de l’UNESCO. Au même moment le Secrétaire général Antonio Guterres envisage une sortie de la France et du Royaume-Uni des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU qui se limiteraient à trois « grands » : les États-Unis, où Trump promet « la dictature au premier jour », la Russie de Poutine, criminel de guerre selon la CPI, et la Chine experte en règlement du sort des minorités et en impérialisme maritime… Peut-on effectivement compter sur ceux-là pour un apaisement du monde ? Rappelons que le rôle du Conseil de Sécurité est le maintien de la paix et de la sécurité internationale. L’OTAN, de son côté, vue jusqu’ici comme le môle de la sécurité européenne, résisterait mal à un second mandat Trump.

Dans ce contexte l’Europe, bien que menacée, demeure attractive.

Jusqu’au 24 février 2022, notre continent apparaissait dans le tumulte du monde comme un havre de paix qui avait aboli la guerre et où ses dirigeants entendaient, avec plus ou moins de succès, mais avec constance, se dévouer à la progression régulière du bien-être économique et social de ses habitants. Ce n’était jamais arrivé dans l’histoire mondiale ni sur un autre continent. La guerre en Ukraine a rebattu les cartes, mais pas la vision des États candidats à l’Union Européenne. Six pays balkaniques ont demandé à la rejoindre, la candidature du Monténégro étant la plus avancée et les négociations formelles entamées avec l’Albanie, la Macédoine du Nord, tandis que Bosnie-herzégovine, Kosovo et Serbie sont en attente. L’Ukraine postule, la Moldavie espère. L’élargissement suppose toutefois une attention accrue à la gouvernabilité de l’ensemble afin d’éviter les blocages et la superposition des normes europénnes et nationales, dans les domaines où elle ne s’impose pas, afin d’en assurer l’acceptabilité par les peuples. Dépassant, en population (450 millions d’habitants) comme en part du commerce international les États-Unis (340 millions d’habitants), il reste à l’Europe à s’affermir en puissance. Dans le contexte actuel les considérations de sécurité vont se renforcer, domaine dans lequel la France et l’Europe centrale semblent vouloir converger. Tôt ou tard (et mieux vaut tôt), l’UE devra s’orienter vers un marché européen de la défense suffisamment autonome pour ne pas dépendre tous les quatre ans des humeurs du congrès américain.

Alimentée de l’intérieur (les partis extrêmes) et de l’extérieur (les fake-news colportées notamment par les réseaux russes), l’hostilité parmi ceux qui ont le plus gagné à la paix et à l’ouverture européenne devrait se tempérer au vu des résultats du Brexit : le Royaume-Uni importe aujourd’hui de l’U.E. 30 % de son alimentaire et l’immigration y est au plus haut (pour s’en tenir à deux domaines où fleurit la contestation).

Aujourd’hui encore première puissance mondiale (mais soucieuse d’un possible rattrapage chinois), les États-Unis voient leur suprématie érodée, ce qui se marque notamment par la dédollarisation progressive de l’économie mondiale : le billet vert qui constituait 80 % des réserves mondiales en 1970 n’en représentait plus que 59 % en 2020… Les BRICS, groupe de pays émergents, peuvent contribuer à ce processus, mais, à la différence de ce qu’était autrefois le « Tiers-monde », ils ne se rallient ni à un pôle occidental de démocraties ni à un pôle oriental d’autocraties, conscients de leurs intérêts spécifiques qui ne les disposent pas, y compris entre eux, à former un bloc soudé et réfléchi de propositions alternatives. Leur élargissement à 10 membres ne peut qu’accentuer leur disparité.

 

De la considération à l’opprobre, la Russie se perd, devenant chaque jour plus dangereuse.

Poutine, pour lequel le Président Macron avait déroulé le tapis rouge sous les ors de Versailles, justifie son agression de l’Ukraine par le sentiment d’une menace occidentale à sa frontière. Rappelons ici qu’au début des années 2000 l’Union Européenne envisageait de conclure un partenariat stratégique avec la Russie et qu’en 2002 un conseil Otan-Russie avait été mis en place. En 2003-2004 quatre espaces de coopération avaient été définis : liberté, égalité, justice ; économie ; recherche, éducation, culture ; sécurité extérieure. La « révolution orange » à Kiev, débouchait en 2004 sur une première crise et enterrait ces perches tendues en vue d’une coexistence pacifique qui se voulait pourtant plus fertile que celle des blocs figés de l’époque soviétique. La réélection purement formelle de Poutine après l’exclusion du seul candidat anti-guerre, Boris Nadejdine, inscrit désormais dans la durée la Russie dans la case des États-voyous. La prolongation de la guerre — que Poutine pensait réglée en 3 jours avec la prise de Kiev et la mise en place d’un gouvernement fantoche — accentue, au fil des mois, les mensonges de Moscou au diapason de ses échecs. Elle accroit sa vassalité vis-à-vis de la Chine qui n’a pas les mêmes intérêts : en retrait du conflit israélo-palestinien, Pékin n’a aucun intérêt économique à une conflagration élargie sur le continent européen. Quelques que soient les dénégations du Kremlin, l’économie russe est de plus en plus affectée par les sanctions, les raffineries incendiées, la baisse du prix de vente de ses hydrocarbures, ressource principale du pays, le passage d’une économie de rente à une économie de guerre, l’accès réduit aux technologies de pointe, la fuite des cerveaux et de la population la plus talentueuse du pays, la sclérose de la pensée. Sportifs bannis, artistes boudés, penseurs emprisonnés. Le futur déclin de la Russie — à laquelle nous rattache la culture et l’histoire — est le prix à payer pour cette guerre qui veut rayer de nos atlas un pays en supprimant toute expression de la culture et de l’identité ukrainiennes.

«Voyez donc l’horrible chose ! une poignée d’hommes stupides frappent, étouffent et oppressent tout le monde pour défendre leur funeste puissance sur le peuple… La férocité augmente, la cruauté devient la loi de la vie… Réfléchissez ! Les uns frappent et agissent en brutes, parce qu’ils sont sûrs de l’impunité, parce qu’ils sont atteints du besoin voluptueux de torturer, de cette répugnante maladie des esclaves auxquels on permet de manifester leurs instincts serviles et leurs habitudes bestiales dans toute leur force. Les autres sont empoisonnés par la vengeance, les troisièmes, abêtis sous les coups, deviennent aveugles et muets… On pervertit le peuple, le peuple tout entier !» Non, ce n’est pas Navalny qui a écrit ces lignes, mais Gorki, le chantre de la révolution que les manuels présentaient comme un des fondateurs de la littérature soviétique et qui, dans cet extrait de son roman le plus célèbre, La mère, vilipende le pouvoir tsariste…

Indubitablement, l’histoire régresse, du moins en apparence. Poutine rêve de reconquérir ce que Gorbatchev a perdu. Il fonde ses espoirs sur l’élection de Trump dont il n’oubliera pas l’appel à « faire ce qu’il veut avec les pays européens qui ne payent pas », un langage mafieux qui lui va droit au cœur… Sur l’incapacité de l’Europe à se mettre à son tour en économie de guerre… Sur une victoire du RN aux prochaines présidentielles qui rendrait à ses yeux inopérante notre dissuasion nucléaire… Le printemps 2027 sera celui de tous les dangers. À moins que… L’histoire est fertile en surprises. D’ici là, la Russie exsangue sera devenue le ciment dégradé du pouvoir ; et Gorki sans doute banni des manuels scolaires pour avoir écrit dans le même ouvrage : « Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains des gens qui frappent et sucent le sang des gens qui sont battus… Voilà ce qu’il y a au milieu ! ». Il faut que Poutine perde, énoncent gravement nos dirigeants, en pensant à l’Ukraine et plus encore à l’Europe. Mais peut-être d’abord, et cela nous concerne tout autant, pour sauver la Russie.

Le 30 novembre 2023, à Paris, la galerie Dina Vierny invitait au vernissage d’une exposition consacrée à quatre jeunes artistes russes en exil. Elle avait fait sortir 50 ans plus tôt d’Union Soviétique les œuvres d’artistes non-conformistes jusque-là inconnus du public occidental, dont j’ai rencontré et épaulé certains par la suite, lorsque j’étais à la tête des services culturels de notre ambassade : Erik Boulatov, Ilya Kabakov, Vladimir Yankilevski, Oscar Rabine… Je me souvenais en particulier d’un tableau de Boulatov représentant une artère très stalinienne sur fond de ciel où s’inscrivait, tel un rêve d’au-delà, le mot BbIXOD (sortie) et, en bas, BbIXODA HET (sans issue). Tout y était résumé. Dans l’exposition de la nouvelle génération, fin 2023, il y avait aussi un tableau représentant un sous-sol verdâtre, désert, anxiogène, débouchant sur un boyau tout noir et obturé. Recommencements… Il y avait encore un tableau où un autre artiste écrivait à l’infini sur toute la largeur d’un pan de mur la même phrase, en russe, répétée à l’envi :

Je veux que la guerre s’arrête. Je veux que la guerre s’arrête. Je veux que la guerre s’arrête…

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Editorial d’Henry Cuny, ancien ambassadeur et écrivain, paru dans la revue E & O n°38 (janvier-juin 2024)