Réflexion sur les valeurs

par | 28 Nov 2023 | Éditorial

 

On ne voudrait plus, paraît-il, d’un monde dirigé par l’Occident. Mais l’Occident ne dirige pas le monde. Simplement, ses valeurs se sont imposées au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale — pas partout, mais dans les institutions internationales — car elles sont apparues alors comme bénéfiques au bonheur auquel aspirent tous les peuples. Le grand doctrinaire de la dépréciation de ces valeurs — les nôtres — est le chef d’État d’un pays en guerre, à vrai dire non contre un autre, mais contre cette démocratie que nous avons empruntée aux Grecs, peut-être ce « juste milieu » d’une liberté encadrée par des lois que recherchait Solon (640-560 av. J.-C.) : Poutine en personne…

1 – Les valeurs traditionnelles selon Poutine

Elles sont fortement marquées par le monde dont il est issu et qui l’a forgé.

La convocation de l’Histoire.

Poutine croit se reconnaître en Pierre le Grand, sous le règne duquel, écrivait Henri Troyat, se basant sur les chroniques de ce temps, « les châtiments frappent avec une égale sévérité les petits et les grands ». Et l’auteur de décrire « sur un vaste terrain nu, de nombreuses têtes coupées, plantées sur des pieux, lavées par la pluie, desséchées par le soleil, becquetées par les corbeaux » . On ne compte plus, sous Poutine, les têtes coupées, même si ce n’est plus au sabre…
De Staline il absout tous les crimes, à commencer par le pacte germano-soviétique, passé à la trappe de l’Histoire revue et corrigée en parfait homo sovieticus indélébile dans la modernité du monde. La victoire dans la Grande Guerre patriotique — où les démocraties ont eu aussi leur part, en aide, en armes et en sacrifices — lui vaut absolution générale.

La falsification permanente.

C’est avec le zèle des nouveaux convertis que l’ancien guébiste, éduqué dans la haine de tout ce qui se rapportait à la religion, allume à tour de bras les cierges et se mue en « défenseur des valeurs chrétiennes » et de la famille traditionnelle, battue en brèche dès le départ par le pouvoir soviétique. Au début de l’ère Gorbatchev, le KGB essayait encore d’endiguer le baptême des enfants arrangé par les grands-parents, en exigeant la production de ce qui correspondrait chez nous au livret de famille par les parents, de sorte à les impliquer personnellement, avec les conséquences négatives qui pouvaient en découler pour eux.

La divinisation du pouvoir.

L’URSS – dont la disparition constitue pour lui la plus grande catastrophe du XXe siècle — n’a admis l’Église qu’inféodée. Cette forme de soumission a été théorisée par ses adeptes : le pouvoir restait sacré comme au temps du Tsar, non parce qu’il avait été intronisé par Dieu, mais parce que Dieu le permettait comme une épreuve du peuple en rémission de ses manquements.
En s’affichant en toutes occasions avec le Patriarche Kirill (issu de la même école…), Poutine s’inscrit dans cette sacralisation du pouvoir et cette sanctuarisation du pays qui les absout de leurs crimes et justifie leurs ambitions les plus insensées, jusqu’aux guerres à venir. Ainsi les enfants, qu’on prépare dès leur plus jeune âge au sacrifice suprême, ne sont pas de futures victimes, mais de valeureux martyrs en puissance.

L’amicale des dictateurs.

« Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es » : ce dicton qui appartient à la sagesse populaire nous renseigne, si besoin était, sur les références poutiniennes. En rencontrant son homologue coréen du nord, l’intéressé (à tous les sens du terme, et surtout en obus de canon) n’a-t-il pas confié lui-même qu’« un vieil ami vaut mieux que deux nouveaux » : les BRICS qu’il courtise n’ont qu’à se le tenir pour dit. Prigojine, le regretté visionnaire que l’on sait, l’avait bien anticipé en préconisant que les Russes devraient « pendant au moins quelque temps, vivre comme en Corée du Nord ». Notons au passage qu’en revendiquant avoir financé Wagner à hauteur de 80 milliards de roubles, Poutine a fait la grave erreur d’endosser tous ses crimes… Quoiqu’il en soit, Vladimir a déclaré qu’il allait coopérer avec Kim « pour faire le bonheur de leurs peuples ». Ils s’appellent « camarades ». Nous voilà rassurés. Les jeunes lycéennes – Komsomols nouvelle vague — auxquelles on a fait miroiter un camp de vacances en Corée du Nord — le paraissent beaucoup moins…
À sa table Poutine pourrait encore inviter Bachar el-Assad qui a réduit son pays en ruines et en camp de tortures ; Loukachenko que le Parlement européen déclare complice des crimes commis par la Russie en Ukraine (il a permis « l’agression injustifiée de la Russie », a participé à la déportation forcée d’enfants ukrainiens vers ce pays) ; Xi-Jinping, si attaché au bonheur des Ouïghours ; l’Iran, si attentif au statut des femmes, fait aussi partie de ses amis et alliés ; et même le Hamas, reçu à Moscou après les tueries en Israël pour avoir si opportunément détourné l’attention mondiale de l’invasion de l’Ukraine. En un mot « le club des infréquentables », bien qu’en diplomatie personne ne le soit tout à fait…

Le protecteur des nations chrétiennes.

C’est ainsi que se voit la Russie, encore qu’elle affirme aujourd’hui son soutien à la civilisation islamique. On n’est pas à un paradoxe près et l’Arménie, plus ancienne nation chrétienne au monde, en sait quelque chose pour avoir osé, au printemps 2018, une percée démocratique. En avril dernier le Premier ministre Pachinian, régulièrement réélu après une tentative de coup d’État de ses opposants pro-russes, comptait encore sur la Russie — « et personne d’autre » — pour exercer un contrôle sur le corridor de Latchine qui, seul, permettait l’approvisionnement du Haut-Karabagh. Début juillet, Poutine assurait encore que les Arméniens y vivraient « en sécurité et en dignité ». Le 19 septembre dernier, Pachinian s’étonnait de n’avoir reçu aucune information russe sur l’opération militaire azerbaïdjanaise au Haut-Karabagh qui s’est traduite par l’exode complet des 120 000 Arméniens qui y vivaient depuis des siècles, fuyant les menées ethnocidaires de Bakou. Deux jours plus tard, Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, se félicitait d’une « très bonne leçon » pour tous ceux qui font confiance à l’Occident : « Washington, Bruxelles, Paris, se sont déclarés nouveaux médiateurs depuis un an : voilà où cela conduit ». Traduction : « voilà où conduisent les velléités démocratiques ». Et Pachinian de s’interroger à juste titre : « L’Arménie sera-t-elle un État libre et souverain ou une province périphérique ? ». Difficile à dire : le vice-ministre des affaires étrangères russe prévient « Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’est pas terminé », tout en considérant que « nos soldats de la paix sont déployés désormais sur le territoire azerbaïdjanais de facto et de jure » (après la réintégration du Haut Karabagh). Moscou aurait tort de s’en réjouir trop vite et de parier sur la reconnaissance d’Aliev dont le mentor est désormais à Ankara…

Vladimir Poutine et Ilham Aliev

2 – Perspectives

Il n’y aura pas de perspective de paix en Europe tant que Poutine sera au pouvoir. Pour s’entendre sur un accord, même a minima, il faut en effet un interlocuteur crédible, au moins à moyen terme. Or la parole de Poutine est aujourd’hui totalement décrédibilisée. Il change de version d’un jour à l’autre, de « la dénazification de l’Ukraine » à « l’agression de l’Occident coalisé ». L’ensemble des dirigeants occidentaux — et pas seulement eux — comprennent que tout accord conclu avec l’actuel dirigeant du Kremlin équivaudrait à un chiffon de papier, déchiré au lendemain d’une pause salutaire pour les forces russes. Ils entrevoient clairement que les ambitions du Tsar ne s’arrêtent pas aux frontières de l’Ukraine. L’évolution de l’économie russe vers l’économie de guerre, au détriment de toute considération sociale — dans le pays le plus riche du monde en ressources naturelles mais dont le PIB ne dépasse pas celui de l’Espagne avec une population trois fois plus grande (cherchez l’erreur !!!) — ouvre hélas pour ce pays et ses peuples une ère de malheurs…

N’en déplaise au dirigeant russe, l’Occident n’a pas à rougir de ses valeurs. Que la contestation existe, constitue l’essence même de la démocratie et de la liberté, un mot bien hermétique pour les Russes pour lesquels il y a peu (ou pas) de différence entre ce qui n’est pas permis (nilzia) et ce qui est impossible (névosmojno).

De même l’ONU reste porteuse des valeurs universelles de la démocratie et un forum incontournable de discussion (et donc d’apaisement des tensions) pour les 193 Etats-membres : le 16 octobre dernier, fait significatif, la Russie y échouait à regagner son siège au Conseil des droits de l’Homme. Cela étant, une réforme des institutions onusiennes est possible et souhaitable avec l’élargissement du Conseil de Sécurité.

Bien sûr, les inféodés au régime voudraient nous faire croire qu’après Poutine ce sera pire… Mais il ne faut jamais miser sur la bêtise des peuples. La Russie, pays de vaste culture, ne manque pas d’hommes éclairés… Quant à Poutine, peut-être serait-il temps pour lui d’interroger son ami Kirill sur ce redoutable « péché contre l’Esprit ». Impardonnable…

Editorial paru dans la revue “Europe & Orient” n°37, décembre 2023.