Quelques pensées utiles en ce moment

par | 1 Fév 2024 | Tribunes libres

Dostoïevski

L’actualité m’inspire ces quelques pensées.

 

Dostoïevski, dans « Les Démons »

« Tout peuple n’est un peuple que tant qu’il possède son propre Dieu, son Dieu à lui, et nie sans admettre nul compromis tous les autres Dieux, tant qu’il croit que grâce à son Dieu, il triomphera de tous les autres Dieux et les chassera. Telle était précisément la foi de tous les grands peuples, de tous les peuples du moins qui ont joué un certain rôle dans l’histoire et ont marché à la tête de l’humanité. Impossible de lutter contre les faits. Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu et ont légué au monde le vrai Dieu. Les Grecs ont divinisé la nature et ont légué au monde leur religion, c’est-à-dire la philosophie et la science. Rome a divinisé le peuple dans l’Etat et a légué aux peuples l’idée de l’Etat. La France, incarnation du Dieu romain, n’a fait, tout au long de son histoire, que développer l’idée de ce Dieu romain, et si elle a fini par le jeter à bas et s’est précipitée elle-même dans l’athéisme, qui s’intitule là-bas provisoirement socialisme, c’est uniquement parce que l’athéisme est, malgré tout, plus sain encore que le catholicisme romain.

(Dostoïevski estime que le catholicisme a perverti la vraie doctrine du Christ, préservée dans l’orthodoxie.)

Si un grand peuple cesse de croire qu’il est le seul capable, grâce à sa vérité, de rénover et de sauver les autres peuples, il cesse aussitôt d’être un grand peuple et devient une simple matière ethnographique. Un peuple vraiment grand ne se contentera jamais d’un rôle secondaire dans l’humanité, ni même d’un rôle de premier plan : ce qu’il lui faut c’est la toute première place, le rôle unique. Le peuple qui perd cette foi n’est plus un peuple. Cependant la vérité est une, et, par conséquent, parmi tous les peuples il n’y en a qu’un qui détienne le vrai Dieu, si puissants que soient les Dieux des autres peuples. Le seul peuple « théophore » est le peuple russe. »

L’étudiant Chatov, revenu du nihilisme, devenu slavophile, au prince dépravé Stavroguine dans « Les Démons » de Dostoïevski.

Dans « L’Idiot », ce discours sur l’existence du Diable :

« Pensée perverse et sarcastique, pensée piquante ! s’écria Lebedev en reprenant avec avidité le paradoxe d’Evgueni Pavlovitch. Pensée exprimée dans le but d’aiguillonner les adversaires, mais pensée juste ! Car vous, monsieur le persifleur mondain, monsieur le cavalier (quoique non dénué de talent !), vous ne savez pas vous-même jusqu’à quel point votre pensée est une pensée profonde, une pensée juste ! Oui, monsieur. La loi de l’autodestruction et la loi de la conservation sont de même puissance dans l’humanité ! Le Diable règne pareillement sur toute l’humanité jusqu’à la fin des temps, laquelle fin nous est voilée. Vous riez ? Vous ne croyez pas au Diable ? Ne pas croire au Diable est une idée française, une idée légère. Savez-vous qui est le Diable ? Connaissez-vous son nom ? Et, sans même connaître son nom, vous riez de sa forme, à l’instar de Voltaire, de ses sabots, de sa queue et de ses cornes que vous lui inventez vous-même ; l’esprit du mal est un esprit puissant et formidable, il n’a ni les sabots ni les cornes que vous lui inventez !… Ce n’est pas de lui qu’il s’agit à présent. »

André Malraux

 

Jusqu’ici, il n’y a que les religions qui aient fondé l’absolu des civilisations. Il serait très certainement très imprudent de dire qu’une civilisation comme la nôtre ne pourra pas trouver son absolu, puisque ce serait de la pure prophétie et que personne n’en sait rien. Seulement, ce que nous pouvons dire d’une façon tout à fait sérieuse, c’est qu’il n’y a pas d’exemple d’autre chose avant nous. Ou peut-être quelques siècles romains – et vraiment « peut-être » car ce n’est pas sûr –quelques années grecques, et c’est tout. Le passé du monde, c’est le passé religieux. La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’grège autour d’une religion, et le phénomène que nous sentons très bien depuis que la machine est entrée en jeu (pas la science, la machine), c’est la fin de ce qu’on pourrait appeler la valeur suprême, avec en même temps quelque chose qui semble tout le temps la rechercher.

Quand vous prenez le mois de mai (68), que constatez-vous que font les étudiants ? Ils vont inscrire des phrases, des mots, des lettres sur les murs. Or, bien entendu, ce que faisaient les religions, ce n’était pas d’inscrire des lettres sur des murs, c’était d’inscrire des choses dans le cœur des hommes. Et vous sentez bien le décalage. Notre civilisation, dans la mesure où elle est la première qui soit, mettons, une civilisation agnostique, qui ne soit pas une civilisation religieuse, pose, d’une façon plus brutale que n’importe quelle autre, le problème de la religion.”

(Entretien du 5 mai 1969 avec Komnen Becirovic sur la radio-télévision yougoslave)

 

Malraux encore sur la place de l’homme dans l’univers :

« Le plus grand mystère n’est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres ; c’est que, dans cette prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant. »

Dans “Les Noyers de l’Altenburg” :

Nietsche a écrit qu’en face de la floraison d’une prairie au printemps, le sentiment que l’humanité tout entière n’était qu’une semblable luxuriance créée pour le néant par quelque puissance aveugle, s’il était un sentiment réellement éprouvé, ne pouvait être supporté.

André Malraux, “Les Voix du Silence”

Malraux

René Girard

« Qui aurait pu imaginer que l’on soit passé, en l’espace de dix ans, du souci de la guerre froide au souci de l’islam radical, c’est-à-dire d’un relatif immobilisme historique à une telle accélération, à un tel dérèglement de l’histoire ? »

 

Dans « La voix méconnue du réel », se référant à Nietzsche il écrit :

« La véritable vengeance (au sens du ressentiment nietzschéen, Ndr) est de retour parmi nous sous la forme de l’arme absolue du nucléaire qui réduit notre planète à la taille d’un village primitif, terrifié une fois de plus par l’éventualité d’une guerre à mort. La véritable vengeance est si terrifiante que ses partisans les plus acharnés n’osent la déchaîner, parce qu’ils savent parfaitement que toutes les atrocités qu’ils peuvent infliger à leurs ennemis, ceux-ci peuvent aussi les leur infliger. »