Le grand envasement

par | 26 Juin 2023 | Éditorial

Réflexion

 

 

L’invasion de l’Ukraine n’est en rien une péripétie de l’histoire, mais une date charnière dans celle de notre continent et, sans doute, dans l’histoire mondiale tout court, au même titre que les deux conflits majeurs du siècle précédent auxquels elle renvoie implicitement : 1914-1918 avec ses images de guerre des tranchées et 1939-1945 avec ce combat mortel entre totalitarisme et démocraties qu’on put croire achevé seulement 45 ans plus tard avec la disparition du rideau de fer en Europe. Englués dans nos querelles internes, beaucoup ne perçoivent pas que nous vivons une césure aussi dramatique, et cela non par fatalité, mais aujourd’hui clairement — et quels que puissent être les torts invoqués de part et d’autre — par la volonté d’un seul, enfermé dans une relecture controuvée de l’histoire.

1 — Poutine se voit en successeur des grands tsars : encore faut-il savoir lequel ?

Depuis son accession au pouvoir, Poutine est obnubilé par la place qu’il veut laisser dans l’histoire russe : il sera celui qui réparera l’hérésie que constitue à ses yeux le démantèlement de l’URSS et la perte de ses « colonies » est-européennes que constituaient les démocraties dites populaires.

Il se voit ainsi — selon ses propres dires — en nouveau Pierre le Grand (1682-1725) qui avait, certes, les yeux tournés vers la Mer Noire (prise d’Azov en juillet 1696), mais, à la grande différence de Poutine, l’esprit vers l’Europe, n’hésitant pas à visiter les cours d’Allemagne, les Pays-Bas où il séjourna plusieurs mois, l’Angleterre, Vienne… Un tsar réformateur qui veut que la Russie s’inspire de cette Europe du siècle des lumières commençant : une Russie avec gazette et théâtre (et donc le droit de penser et d’écrire), une foi orthodoxe modernisée, qui ne soit plus le rempart du passéisme. En bref, Pierre le Grand a formidablement accéléré le processus d’occidentalisation de la Russie, quand Poutine tourne délibérément le dos à l’Europe pour se complaire en compagnie de satrapes orientaux dont les perversions le rassurent.
Mais celui que Poutine invoque le plus c’est le Tsar rouge, ce « petit père des peuples » qui fut plus souvent leur tombeau, ce vainqueur de la « grande guerre patriotique » — selon l’expression consacrée — ce grand Staline auquel il voudrait tant rendre sa ville débaptisée, Stalingrad, une référence pour les combats qui se déroulent en Ukraine : sauf qu’alors c’était la Russie qui était envahie et qu’aujourd’hui elle est l’envahisseur, la guerre patriotique étant celle des Ukrainiens comme elle fut aussi, sous Staline, celle des Finlandais. Poutine, sans doute trop jeune à l’époque du XXe Congrès du PCUS ou trop dilettante aux cours de marxisme-léninisme (ce qui pourrait expliquer une carrière en demi-teinte au KGB), a sans doute zappé les paroles définitives de Kroutchev : Staline « avait abandonné la méthode de la lutte idéologique pour celle de la violence administrative, des répressions de masse et de la terreur ». Pourtant, même Staline devait compter avec le Politburo, quand Poutine a fait le vide autour de lui en termes de contre-pouvoirs.

Ayant retrouvé récemment l’ouvrage du regretté Vladimir Volkoff avec lequel j’ai eu plusieurs fois la chance d’échanger, « Les hommes du Tsar », j’ai eu au fil des pages l’impression d’un authentique tableau de la Russie poutinienne : ce tsar assoiffé de pouvoir absolu, pour qui « tous les souverains russes sont des autocrates et personne ne peut leur faire d’observation » (on se souvient, à la veille de l’invasion de l’Ukraine, des balbutiements du chef des services de renseignement prié par Poutine de ne pas employer le conditionnel dans ses réponses) ; ce tsar qui s’arroge le droit de punir « tous les traîtres, sans que personne ne puisse s’arroger le droit d’intervenir en leur faveur » ; ce tsar perdu en bondieuseries qui exécute, déporte, confisque, disgracie, invoque au besoin Satan, a des visées sur la Baltique et la Livonie de population lettone, mène offensive sur offensive contre les boyards qui ont eu le malheur de lui déplaire : ces oligarques d’alors, car nous ne sommes pas au 21e siècle, mais au 16e sous Ivan le Terrible (1533-1584)… traduction approximative de grozny en russe qui signifie « le menaçant, le féroce, le redoutable » ! Cet homme terriblement seul, bien qu’entouré de son opritchnina, cette « réserve » à la fois cour, administration et police politique : les siloviki de l’époque, chargés d’assurer la stabilité du régime… La Russie de Poutine nous ramène, en mœurs et en esprit, cinq siècles en arrière, l’arme nucléaire en plus. Et Medvedev de citer l’Apocalypse !

 

Poutine se voit — selon ses propres dires — en nouveau Pierre le Grand (1682-1725)

2 — Les visées impériales de Poutine ne peuvent mener qu’au déclin.
Depuis le 24 février, Poutine a perdu sur tous les fronts.

 

À l’ouest, alors qu’il prétendait écarter l’OTAN de ses frontières, il a provoqué son extension à la Finlande (Erdogan vient de retirer ses objections) et à la Suède. La Russie se découvre donc 1336 km de nouvelles frontières avec l’OTAN. Et la Moldavie n’hésite plus à présenter sa candidature à l’U.E. Enfin, alors que la neutralité était la meilleure option pour une majorité d’Ukrainiens avant l’invasion, cette opinion est aujourd’hui très minoritaire. La Russie a perdu l’Ukraine de son propre fait.

Au nord, la Baltique devient, avec la Finlande et la Suède, une mer otanienne.

Au sud, le glacis des autocraties se fissure : au sommet d’Astana du 14 octobre 2022 (Kazakhstan), le Président du Tadjikistan exhorte Poutine à respecter son pays et les quatre autres États centrasiatiques ! De même, le peuple géorgien vient de faire entendre qu’il garde ses distances, comme l’ensemble des débris de l’empire, effrayés par le sort de l’Ukraine.

 

À l’est, un processus inéluctable de vassalisation vis-à-vis de la Chine vient de s’enclencher : accroissement de la dépendance économique avec la coopération sino-russe sur le gaz naturel, mais la Chine ne se substituera pas aux Européens, ni en volume (on estime à 150 milliards de m3 la capacité de production inemployée du fait de leur retrait), ni en partenariat obligé, pour ne pas s’enfermer dans une relation de dépendance, comme certains de nos voisins. Elle préférera des formules (expérimentées en Europe ou en Afrique) de bail à long terme sur l’exploitation des ressources sibériennes avec leurs conséquences en termes de souveraineté pour la Russie et de démographie en ces régions dépeuplées où les mariages mixtes iront bon train. La Chine n’est qu’un allié objectif, et non pas solidaire, sauf dans la défense des systèmes autocratiques.

A l’intérieur, la prolongation de la guerre et l’affaiblissement de Poutine peuvent réveiller des fractures dans un pays qui comprend 89 sujets fédéraux, dont 21 républiques autonomes non-slaves. A titre d’exemples, le Daghestan, la Tchétchénie demeurent des sources d’interrogation. Or, contrairement à ce que voudrait faire accroire Poutine à sa population, l’Occident, loin de s’en réjouir, considère majoritairement, à l’instar de Bill Clinton en 1999, que « si la Russie n’est pas stable, le reste du monde connaîtra le malheur ». Si une déstabilisation devait se produire, les agissements de Poutine en seraient responsables.

 

3 — Sur le plan international, la perte de statut de la Russie aura des conséquences incalculables.

 

L’affaiblissement durable de la Russie s’inscrit déjà dans le présent : fuite de la population éduquée (2 millions de personnes) ; tarissement durable des ressources tirées des hydrocarbures (car les clients européens ne reviendront pas, quelle que soit la fin du conflit) alors que le PIB de ce plus vaste pays du monde, étiré sur 11 fuseaux horaires, ne dépasse pas celui de l’Espagne ; déclin démographique qu’accentueront inévitablement, outre l’émigration, le carnage de cette guerre parmi les jeunes générations (pertes russes aujourd’hui estimées à 220 000 hommes), tandis que les écoliers sont abonnés aux démonstrations de kalachnikov, comme s’il n’y avait pas d’avenir plus glorieux pour un enfant russe que de finir en chair à canon (aucun pays ne menace la Russie et imagine encore moins l’attaquer) ; sanctions économiques, et surtout technologiques qui ne seront pas rapportées tant que les perspectives ne changeront pas au Kremlin en termes de respect de la loi internationale, car la nature du régime exclut la normalisation des relations avec l’Ouest. Seule une évolution interne, une nouvelle péréstroïka (qui n’est pas dans l’air du temps) pourrait desserrer les tensions.

Point peut-être le plus grave pour la Russie, la chute de statut est abyssale. Qu’il s’agisse du Conseil de l’Europe dont elle est expulsée, de l’OSCE, pilier de la sécurité et de la stabilité en Europe, canal essentiel — y compris pour Moscou — du dialogue est-ouest, dont l’agression russe en Ukraine viole les principes fondateurs ; du Conseil des droits de l’homme où elle n’avait plus sa place ; de l’ONU où le nombre de condamnations de cette invasion ne varie pas depuis un an (141 États sur 193), les autres s’abstenant par prudence ou opportunisme, y compris la Chine, Moscou ne ralliant à sa cause que 6 États : Belarus, Corée du Nord, Érythrée, Mali, Nicaragua, Syrie. Certes, qui se ressemble s’assemble, mais — en termes d’affichage politique et de régime — quel déclassement !

Surtout la parole russe est complètement décrédibilisée, les justificatifs invoqués changeant de semaine en semaine : d’une opération « spéciale » de dénazification, on est rapidement passé à une guerre contre l’Occident (c’est-à-dire nos démocraties), avec des arrière-goûts de croisade, Poutine appelant les Occidentaux à relire la Bible, ce livre qui n’avait pas droit d’entrée en URSS à la belle époque du KGB où il servit… À bénir les canons, le Patriarche Kyril a déjà perdu l’essentiel de ses troupes au-delà des frontières. Plus sidérant encore, quand et où a-t-on vu un ministre des Affaires étrangères confirmé et qu’on a connu plus inspiré, déclarer à la télévision que le prochain pays sur la liste, après celui qu’on vient d’envahir, pourrait bien être le voisin, en l’occurrence la Moldavie ? La télévision d’État invoquant, au même moment, la Pologne « sans qu’il soit même besoin d’attendre d’arriver à la frontière ukrainienne » ; un autre présentateur rêvant de voir les chars russes défiler sur les Champs-Élysées, et l’incontournable Prigogine, passé dans une remarquable continuité logique de l’arrière-cuisine à la boucherie, s’interroger sur le temps nécessaire pour arriver à la Manche ! Devant ce spectacle sidérant et quotidien, on se dit que Gorbatchev avait raison d’opposer « l’idéalisme basique communiste qui pouvait encore se parer de prétextes humanistes à l’idéologie misanthropique fasciste »…

Le mandat d’arrêt en date du 17 mars dernier, délivré par la CPI contre Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, et désignant le président russe comme criminel de guerre, suite aux transferts forcés d’enfants ukrainiens en camps de rééducation, constitue à cet égard un tournant : bien que s’étant hâté de le déclarer « insignifiant », Poutine ne trouvera plus sa place désormais dans les sommets et enceintes internationales, dès lors qu’ils se situeront dans l’un des 123 pays adhérents au Statut de Rome (dont 33 États africains). Même ailleurs, il ne prendra pas le risque d’un problème technique nécessitant un atterrissage forcé en survolant l’un d’eux et, vraisemblablement, ne s’humiliera pas à demander préalablement des garanties.

Ce mandat n’arrêtera pas la guerre, mais désormais Poutine ne peut survivre que par elle. Son prolongement fait peser un vrai risque pour la pérennité de l’ordre mondial comme pour le rayonnement de la culture russe dont le passé offre encore d’admirables joyaux : rayonnement sans lequel il n’est point de grand pays. Ce statut ne saurait se résumer à une capacité de nuisance et de destruction.

(mars 2023)

Henry Cuny
Ancien ambassadeur, écrivain.